Chapitre 10

Adoption

L'année qui s'est déroulée suivant ma demande en mariage s'est passée sans histoires extraordinaires. Nous avons déménagé dans un logement plus grand et plus beau, j'étais aussi un peu plus près de l'école.

J'avais monté de niveau scolaire et la religieuse était très gentille. Je me rends compte en vous disant cela, comment les mauvais souvenirs demeurent plus longtemps dans notre esprit, surtout, s'ils nous ont touchés.

La majorité des enseignantes que j'ai côtoyée était bien correcte et pourtant c'est celle qui était agressive avec les élèves dont je me rappelle le plus.

Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais il me semble que j'entends souvent dire : " Les jeunes sont comme ça ", "les vieux sont comme ça " "les Français pensent de cette façon, les Anglais d'une autre " etc.

Je ne voudrais pas que vous pensiez que je veux discréditer le corps enseignant mais comme j'étais au départ très émotive la moindre violence me marquait beaucoup.

Ne t'inquiète pas Wilda… Nous te comprenons…

Bien sûr, il y avait de bons parents aimants et affectueux, et de très bonnes personnes partout. Par contre, les souvenirs qui me reviennent des choses que j'ai vues, que j'ai ressenties dans ma petite tête d'enfant, sont comme je vous les ai mentionnés. Une autre personne vous raconterait ses souvenirs et sa perception serait sans doute très différente de la mienne.


On te le répète Wilda, nous comprenons ce que tu nous expliques depuis tout à l'heure. Mais nous, ce qui nous intéresse, c'est ce qui s'est passé après "ta demande en mariage ".

Vous me faites rire et je me revois à votre âge, c'est exactement la question que j'aurais posée…

Bien, disons que j'ai laissé passer quelques mois. J'ai montré que j'étais assez indépendante. Je faisais voir que je ne prenais pas cette boutade trop au sérieux. Nous rencontrions les garçons à la sortie de l'école et je voyais très souvent passer Jean, à bicyclette, seul ou accompagné d'un ami. Je le retrouvais aussi très souvent sur ma route. Coïncidences ?

Vous savez dans mon temps, les rencontres entre garçons et les filles ainsi que leurs "fréquentations " étaient très différentes de ce que vous vivez aujourd'hui.

Je vous ai dit déjà que les garçons et les filles étaient toujours séparés, partout, même le temps de la récréation était différent. Imaginez-vous s'il avait fallu qu'on se parle au travers la clôture, péché !

De plus nous ne connaissions absolument rien de la vie et de ses mystères. Les parents avaient peur et voyaient du mal partout, et je crois qu'ici, je peux généraliser.

La pire chose qui pouvait arriver à une fille, quel que soit son âge, était de tomber enceinte. C'était un scandale qui rejaillissait sur toute la famille. La jeune fille, innocente bien des fois, devait s'en aller au loin, souvent sans aucune aide. La majorité du temps,elle était reniée par sa famille et méprisée par son entourage.

Souvent cette pauvre fille avait été agressée ou violée mais elle seule était montrée du doigt et subissait tous les tourments.

Comme si elle seule était responsable de ce qui lui arrivait ! On n'entendait rarement parler du père qui lui, "avait les pieds blancs ", expression qui voulait à peu près dire ceci : il s'en tirait sans conséquence.

Si par chance la jeune fille était en amour, attendait un enfant, était majeure et que l'amant reconnaissait sa responsabilité, c'était alors le mariage précipité.

Sa célébration se faisait quelquefois en plein milieu de la semaine, très tôt le matin et sans réjouissance, comme pour des criminels. Leur vie de couple partait bien mal.

Naturellement, il n'était aucunement question que le jeune couple vive ensemble sans être marié, c'est probablement pour cette raison que le garçon s'esquivait si souvent lorsqu'il apprenait que la jeune fille était enceinte.

Les deux n'étaient pas toujours prêts à vivre ensemble toute leur vie parce qu'ils s'étaient accordés quelques privautés. Quand on se mariait, c'était pour la vie, pas question de séparation ou de divorce. Vous comprenez que le mariage faisait un peu peur.

Pour les mineurs, il fallait d'abord en parler et affronter les cris et les reproches des parents. Ensuite les amoureux devaient obtenir le consentement des parents. Ils devaient de plus passer outre le mépris du village, alors, le mariage se faisait le plus tôt possible en toute intimité, dans la gêne.

S'il n'y avait pas de mariage, dans la majorité des cas, la jeune fille était expédiée à la ville, où elle devait chercher du travail, par exemple servante ou tout autre métier qu'elle pouvait trouver. Et ce, rarement dans de bonnes conditions. Elle était souvent exploitée par ceux qui l'employaient et devait travailler du matin au soir sans rien dire.

En plus de perdre tous les liens affectifs qu'elle avait dans son milieu de vie, elle devenait la victime d'une société qui n'était pas très tendre avec ces filles- mères, comme on les appelait.

Quand la fille- mère réussissait de peine et de misère à rendre sa grossesse à terme, il y avait certains hôpitaux, dotés d'une crèche, qui accueillaient ces pauvres filles à la toute fin de leur grossesse. Elles bénéficiaient du minimum nécessaire et accouchaient la majorité du temps, seules, et dans les douleurs afin de payer pour leurs "péchés. "

Aussitôt que l'enfant était né, sans même le montrer à sa mère, le bébé était transporté dans une autre aile de l'hôpital, qu'on appelait la crèche.

On faisait alors signer les papiers d'abandon à la mère. En effet, très souvent, cette jeune maman n'avait aucun moyen de subvenir à ses besoins encore moins aux besoins de l'enfant.

L'avenir de la mère était alors fortement compromis : un jeune homme "bien " n'épousait pas une fille qui avait déjà eu un enfant.

C'est terrible quand on y pense, le sort qu'on faisait subir à ces filles innocentes. Elles qui avaient eu le malheur d'avoir fait l'amour une fois peut être…

Dans mon temps on ne parlait jamais ouvertement d'amour ou de sexualité. Nous n'étions pas du tout informés du processus. Nous ne savions pas comment on tombait enceinte mais on nous disait de ne pas y tomber.

Vous allez rire de moi mais je vais vous avouer, qu'à seize ans, je ne savais pas comment on pouvait tomber enceinte. Sans doute pensez-vous que j'étais nounoune. Vous avez parfaitement raison, je l'étais.

Quand un de mes petits chums me donnait un petit baiser, et que j'y prenais du plaisir, hé bien, j'avais peur tout le mois d'être enceinte. Nounoune, donc et pas à peu près hein !


Il n'y avait bien sûr pas de moyens de contraception ?

Très peu de moyens étaient connus ou alors, ils étaient hors de portée. La pilule anticonceptionnelle n'était pas encore sur le marché je suppose. D'ailleurs comment prévenir ce que plusieurs ignoraient ?

L'avortement pratiqué par des praticiens de la santé n'était pas accessible… Ce n'est pas une jeune fille jetée à la rue qui pouvait se permettre cette dépense il y avait aussi la religion.

Il y avait par contre, des gens pas très recommandables qui pratiquaient de ces interventions dans des conditions inhumaines et sans aucune hygiène. Souvent la future mère qui recourait à ces "faiseurs d'anges " était charcutée et souvent y laissait la vie.


C'est terrible…Mais que devenait la jeune mère après avoir eu son bébé ?

Bien sûr, il y avait des parents qui aimaient leurs enfants. Ils étaient prêts à reprendre leur fille avec son bébé. Mais c'était là des exceptions. Pour celle qui n'avait pas voulu donner son enfant en adoption et voulait le garder, une vie très difficile l'attendait.

Il n'y avait pas comme aujourd'hui de sécurité sociale et les religieuses qui étaient en grande partie propriétaires de ces crèches acceptaient de garder le bébé en pension pour quelques semaines. Bien vite la jeune fille était au bout de ses ressources physiques et monétaires. Elle devait alors se résigner à signer l'acte d'abandon.

J'imagine que bien des femmes de tous âges et de tous milieux ont été malheureuses toute leur vie. Elles ont vécu avec le remords d'avoir donné leur enfant. J'imagine que ce souvenir devait leur être présent à tout instant.

Plusieurs aimaient déjà le petit être qu'elles avaient porté. Je les imagine se rappelant la date d'anniversaire. Je les vois en train de rechercher dans les yeux des passants une ressemblance, un signe qui pourrait peut-être appartenir à leur fils ou à leur fille qu'elles n'avaient pas eu la chance de voir grandir.

Je ne savais pas toutes ces choses à votre âge. Mais c'est à la lueur de confidences de personnes à la recherche soit de leur mère ou de leur enfant, que je peux aujourd'hui vous en parler.

Je suis maintenant persuadée que la mentalité du temps, la religion et l'ignorance étaient en grande partie responsables de l'éducation sévère de ce temps. Les parents ne pouvaient pas donner ce qu'ils n'avaient pas eu, c'est-à-dire une liberté d'action, une spontanéité dans l'expression des sentiments et une confiance en soi.

Peut- être que dans les grandes villes, cela se passait différemment mais dans un petit village où tous les gens se connaissent, c'était comme cela.

Tous étaient au courant de tous les faits et gestes de leurs voisins. Les commentaires n'étaient par toujours très charitables et allaient bon train. Je crois que le paraître était beaucoup plus important que l'être, on se préoccupait beaucoup de ce que les gens disaient.

À la lueur de tous ces renseignements, on comprend mieux l'attitude et la peur des parents face à ce qui aurait pu arriver à leurs jeunes filles.

Quelquefois, quand on est jeune, on ne comprend pas toujours ce qui se cache derrière ce qu'on croit être une sévérité excessive. On pense que c'est un manque d'amour mais souvent, c'est tout le contraire.

Comme vous voyez, notre vie n'était pas plus facile que la vôtre, elle était différente de bien des façons et chaque génération a à vivre avec ses préoccupations propres.


Au fait, tu nommes ton chapitre " changement ", peux-tu nous en parler ?

Oui, bien sûr, j'y arrive. Nous étions au début de février, je venais d'avoir douze ans, je ne me souviens pas au juste comment il se faisait que je n'avais pas d'école cette journée- là.

Peut- être avais-tu une semaine de relâche comme nous durant l'hiver ?

Non, pas du tout, les semaines de relâche ou de neige ainsi que des journées pédagogiques, non jamais. Cela n'existait pas dans notre temps.

Bon, enfin, mes parents m'ont appris tout à coup qu'ils aimeraient aller visiter une crèche à Trois- Rivières. Ils avaient envie d'adopter un petit garçon plus tard. " Veux-tu nous accompagner ? ".

Un peu surprise mais très heureuse de cette décision, nous nous sommes rendus, la journée même à l'hôpital Sainte- Marie, pour cette visite que je n'oublierai jamais.

Mes parents étaient allés au préalable, chercher une lettre de références auprès du curé de la paroisse. Ce passeport qui faisait mention des qualités de bons parents catholiques pratiquants pouvait ouvrir presque toutes les portes.

Au cours de l'avant- midi, nous avons rencontré la Mère supérieure. Ma mère surtout lui a expliqué le but de notre visite. Quelques minutes plus tard, nous étions tous devant une vitre qui donnait sur une salle à peu près grande comme une classe.

Il y avait plusieurs salles comme celle-ci. Les enfants étaient classés par catégories d'âge. Comme mes parents avaient demandé un garçon de plus d'un an, nous nous sommes dirigés vers la salle qui leur était réservée. Nous longions un long corridor et l'on apercevait des salles toutes remplies d'enfants abandonnés.

Enfin, nous nous immobilisons devant la vitre de ceux qui répondaient à nos critères. Nous pouvions voir de vingt à vingt-cinq enfants qui commençaient à peine à marcher.

Contrairement à ce que nous pouvions penser, tout était silencieux. Pratiquement tous nous regardaient, les yeux grands ouverts. Probablement n'avaient-ils pas souvent l'occasion de voir de nouveaux visages.

Ils se demandaient peut- être, malgré leur jeune âge, qui aurait la chance de sortir de cette prison?

Nous étions très émus. Nous regardions ces petits êtres qui n'avaient pas demandé à venir au monde et qui n'avaient surtout pas demandé à vivre dans de telles conditions.

Bien entendu, tous recevaient les soins de base mais les religieuses n'avaient pas le temps de leur donner l'affection dont ils avaient besoin afin de se développer sainement.
Je crois que tous sentaient que ce moment était important. Sans nous consulter, mes parents et moi, laissions aller notre regard de l'un à l'autre, avec attention.

Naturellement, on ignorait les petites filles. C'est vraiment un garçon que mes parents voulaient.

De toute façon, il y avait toujours moins de filles dans les salles. On nous avait informés que celles-ci étaient adoptées plus facilement. On nous avait dit aussi que plus l'enfant vieillissait, plus c'était difficile de le faire adopter.

Il y en avait un tout au fond de la salle avec de beaux grands yeux bleu. Il semblait triste et nous regardait sans bouger. Il était très cerné et tout aussi pâle que les autres, mais son regard nous fascinait.

Sans nous consulter, nous regardions l'un et l'autre, mais notre regard revenait et se portait régulièrement au fond de la salle.

Je regardais mes parents et tout émue, je me suis rendu compte que nous regardions tous dans la même direction. D'un commun accord, nous avions jeté notre dévolu sur lui. Mes parents ont demandé à voir le bébé. La religieuse, toute contente de savoir qu'un de ses petits avait peut-être trouvé un foyer, est allée le chercher avec empressement.

Cela n'a pas pris de temps pour exprimer notre accord. Nous pensions que ça prendrait des mois avant qu'une chose aussi importante se conclue. Mais la religieuse nous dit que si nous avions du linge pour lui, il n'y avait rien qui empêchait que nous le ramenions sur-le-champ.


Qu'est -ce que vous avez fait ?

Nous sommes partis au magasin pour aller acheter les vêtements dont ce bébé avait besoin. Il n'avait qu'une couche. Maintenant que nous avions vu son petit visage, il était impensable qu'il reste une nuit de plus loin de nous.

Au magasin, nous étions comme des enfants devant le Père Noël. Ça faisait longtemps que je n'avais pas vu mes parents aussi heureux et enthousiastes. Ils avaient leur garçon et moi j'avais enfin un petit frère.

C'était aussi facile que ça d'adopter un enfant dans ton temps ?

Oui. Et quand je repense à cela aujourd'hui, je me demande combien d'enfants ont eu autant de chance que mon frère d'être choisis par des parents aimants.

Par la suite, il n'y a eu aucune enquête de faite et jamais personne ne s'est préoccupé de savoir si l'enfant était bien entouré. Je ne suis pas certaine que tous ont eu d'aussi bons parents adoptifs


Qu'est- ce qui advenait de ceux qui n'étaient pas choisis ?

Il y en a beaucoup qui n'ont pas eu cette chance. Ils demeuraient là jusqu'à ce qu'ils soient transférés dans des jardins d'enfance, toujours tenus par des religieuses qui se dévouaient corps et âme pour que ces tout-petits vivent une vie à peu près normale. On appelait cela aussi un orphelinat et tous les centres étaient pleins.

Les enfants étaient élevés aux frais de l'État. Ils recevaient une éducation sommaire.

Ils restaient dans ces orphelinats jusqu'à ce qu'ils soient en âge de sortir et d'être capables de voir à eux-mêmes. La vie au dehors, était très difficile pour eux..

Ils n'avaient pas appris à être autonomes. Ils n'avaient jamais eu à prendre de décisions graves. Ils avaient toujours été encadrés par l'autorité.
Ils n'avaient pas de références sur la façon de vivre libres dans une société.
Tous leurs besoins primaires avaient toujours été comblés par ceux qui en avaient la garde, très souvent des religieux et religieuses qui se dévouaient autant qu'ils pouvaient mais ce n'était pas suffisant.
Il y avait trop d'enfants et probablement pas assez de personnel pour leur apporter toute l'attention qui aurait été nécessaire.

Plusieurs de ces enfants ne se développaient pas normalement. Privés de tendresse et d'affection, ceux-ci étaient alors placés dans des institutions qui accueillaient des personnes qui affichaient des déficiences mentales.

Vous imaginez-vous comment les choses ont changées ? La comparaison est un peu boiteuse, mais aujourd'hui, il est plus difficile d'adopter un petit chien à la S.P.C.E que de partir, dans le temps, avec un jeune bébé sur la seule recommandation d'un curé de village.

Comment s'est déroulé l'arrivée de ton frère dans votre vie ?

Bien, disons que, les premiers temps c'était nouveau pour tout le monde et chacun devait s'adapter à cette nouvelle vie.

Mes parents lui ont donné le nom de Stanley Junior, il était alors âgé d'un an et demi.

Pour lui aussi, tout était nouveau et je dois dire qu'il avait une facilité d'adaptation extraordinaire. Bien entendu, il n'avait jamais eu autant d'attention et de marques d'affection dans sa jeune vie, mais nous étions quand même des étrangers pour lui.

Je ne me souviens pas qu'il ait pleuré ou demander quoi que ce soit. Ces bébés avaient déjà compris que pleurer ne servait à rien, dans une crèche en tout cas.

Au bout de quelques jours, il semblait chez lui comme s'il y était né.

Moi qui avait toujours voulu un petit frère ou une petite sœur, j'étais comblée mais je ne m'imaginais pas que me vie changerait autant.



 

Mon petit frère dans toute sa splendeur à 2 ans

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