Tes parents sont venus te chercher comme prévu en juin pour aller en Mauricie ?
Ma mère seulement, mon père ne pouvant pas laisser son travail au beau milieu de la drave. J'ai appris pourquoi je n'avais pas eu beaucoup de courrier durant le printemps. Apparemment, il y avait eu beaucoup de neige. Comme ils étaient dans un petit chalet, au Pins -Rouges à quelque vingt kilomètres dans le bois, ma mère n'avait pas pu m'envoyer de courrier. J'ai accepté les explications en me disant que je verrais plus tard si ça se pouvait que le grand patron soit ainsi pris à l'écart de toute civilisation.
Le trajet en train de Normandin à St- Paulin, une petite paroisse avant St Alexis- des- Monts, durait près de 12 heures. Le train s'arrêtait à Chambord.
Là, soit des cages se rajoutaient, soit quelques- unes se détachaient du convoi. Certains allaient vers le sud, d'autres, plus vers l'ouest; il y avait différents arrêts obligatoires et c'était assez long.
Naturellement, je ne suis pas longtemps restée en place et j'ai fait connaissance avec les autres voyageurs.
Comme je cherchais à m'informer de l'endroit où j'allais, le préposé aux billets m'a fâchée. Il me disait bien connaître le village où j'allais et que c'était au bout du monde. Il avait un peu raison car j'ai su plus tard qu'un rang portait ce nom même du "bout du monde ".
Ce contrôleur m'a dit aussi que ce patelin était si pauvre "qu'on ramassait les trottoirs pour ne pas se les faire voler le soir venu ".
Je riais en l'assurant que ce n'était pas du tout comme cela et si tel était le cas, ça ne me dérangeait pas. Il me prenait certainement pour une petite fille de la ville qui ne connaissait pas grand chose de la misère. Il ne se doutait certainement pas que j'avais vécu dans des endroits où un trottoir aurait été un très gros luxe.
Comment s'est passée ton arrivée à St- Alexis- des -Monts ?
Mon père nous attendait à l'arrivée du train à St Paulin. Cela faisait plusieurs mois que je ne l'avais pas vu et il semblait bien content de nous voir arriver enfin.
Nous sommes montés dans un petit camion rouge et nous avons fait plusieurs kilomètres sur un chemin sablonneux.
Arrivée au village, je l'ai trouvé très beau. Nous arrivions sur une côte et tout en bas, se nichait un petit village entouré de montagnes. Un peu plus loin en bas d'une autre côte, nous pouvions voir le clocher de l'église en face d'une croisée de chemin.
St-Alexis-des-Monts est situé à une soixantaine de kilomètres au nord de Trois-Rivières qui se trouve entre les villes de Québec et de Montréal.
Sur le territoire de St-Alexis-des-Monts, nous pouvons retrouver plus de deux cents lacs, plusieurs rivières dont une, la Rivière du Loup, qui doit facilement faire près de 90 kilomètres. C'est sur celle-ci que la drave se fait car elle trouve sa source dans les lacs au fin fond des bois en descendant toujours vers St- Alexis jusqu'à Louiseville. On y retrouve aussi un grand parc régional. On peut y pratiquer plusieurs activités de grand air ; la pêche est sans contredit, la plus appréciée.
Les richesses forestières et le tourisme sont les principales sources de revenus des résidents de ce beau petit village.
Le lien de St Alexis des Monts
A la croisée, nous avons donc pris le chemin qui longeait le lac vers les Pins-Rouge. Ma mère m'avait dit que nous ne demeurions pas encore au village mais que depuis qu'ils étaient arrivés, ils demeuraient dans un petit chalet au Pins-Rouge à encore quelque vingt kilomètres vers les hauts, dans la forêt.
Étais-tu déçue de ne pas demeurer au village ?
Non, pas du tout j'étais habituée à aller dans le bois et comme j'étais avec mes parents, rien d'autre n'avait vraiment de l'importance.
Enfin nous sommes arrivés. Comme je l'espérais, tout en bas d'une côte, en face du chalet, passait une belle petite rivière, la Rivière du Loup.
Quant au chalet, sans être luxueux, il était très agréable. Il avait appartenu à d'autres patrons de la compagnie et il était assez grand.
Enfin, une autre étape de vie commençait pour moi, pour nous en fait.
J'y suis demeurée tout l'été.
En arrivant, je n'avais pas remarqué qu'il y avait un autre chalet tout près de la route de gravelle. J'ai eu la surprise d'y retrouver un autre couple avec trois petites filles de neuf, sept et cinq ans. Naturellement, nous étions toutes très contentes de nous rencontrer.
Elles avaient entendu parler de ma venue et m'attendaient avec impatience. Nous avons tout de suite fraternisé, comme seuls des enfants peuvent le faire.
T'est-il arrivé des aventures durant ton été ?
Il me semblait que cette saison a été sans histoire mais en y repensant bien, je crois que je vais vous parler de l'ours.
Hein il y a des ours chez vous ?
Bien oui,une nuit, au petit matin, nous avons entendu un grand cri. Je me suis éveillée en me demandant bien d'où pouvait provenir ce cri. Mes parents aussi se demandaient ce qui se passait. Comme il faisait encore nuit nous n'y voyions rien. Après avoir vérifié les portes et châssis, nous nous sommes recouchés.
Le lendemain, nous avons pu voir que la boîte de déchets en bois avait été fracassée et tout ce qui n'était pas mangeable était éparpillé un peu partout. Mon père et notre voisin se sont mis à la recherche de la bête qui avait pu faire un tel dommage. Cela n'a pas pris grand temps avant de découvrir les grosses traces de pas d'ours sur la terre humide.
Voyant le danger que cet ours pouvait représenter pour nous tous , mon père et notre voisin ont décidé de faire un dépotoir mieux protégé. Il était situé assez loin des chalets. Pendant quelques jours, nous nous rendions porter les déchets au dépotoir. On nous avait assuré que le jour, l'ours ne se montrait pas.
Une bonne journée, j'accompagnais mon père et notre voisin dans la forêt. Les deux hommes parlaient ensemble et moi je suivais en regardant dans les feuillages pour voir si je ne trouvais pas de petits fruits sauvages. Je regarde un peu devant moi et je vois les hommes qui se dirigent vers la droite à une croisée de petits chemins. Tout à coup, je vois les arbres qui sont à ma gauche se plier
qui vois-je juste devant moi? l'ours debout sur ses deux pattes de derrière. Il était énorme.
Les hommes l'ont aperçu en même temps que moi. Tout s'est passé en une fraction de seconde. J'ai vu passer notre voisin monsieur Chagnon,comme une flèche à mes côtés. Mon père et moi étions figés sur place, l'ours était toujours debout. Nous avons tous réalisés en même temps qu'il fallait déguerpir ; l'ours a eu aussi peur de nous que nous de lui.
Et boum ! boum! il est parti, on entendait les arbres craquer sous ses grosses pattes. Revenus au chalet nous étions en nage mais heureux de nous en tirer à si bon compte.
Mon père se rendait enfin compte du danger que cette grosse bête affamée représentait. Elle ne se contentait plus de se promener durant la nuit, elle venait près des chalets le jour.
Avec l'aide d'autres bûcherons, ils ont décidé de faire un gros piège près du dépotoir en laissant un peu de nourriture afin de l'attirer.
Deux jours plus tard, durant la nuit, nous avons su qu'il s'était pris dans le piège tendu. C'était effrayant de l'entendre hurler. Il s'était levé et se débattait de toutes ses forces en mugissant. Vous vous imaginez bien que ça n'a pas pris de temps
Je suis partie le voir. Il me faisait pitié. Je me bouchais les oreilles mais j'entendais quand même ses cris pleins de supplications, de colère et de désespoir.
Quelques hommes sont arrivés avec des fusils de chasse pour mettre fin à ses jours. Il s'était blessé dans le piège, cela aurait pu être encore plus dangereux pour des humains.
J'aurais préféré que cette histoire finisse mieux mais cela fait partie de la vie.
Durant le même été, une famille avait été attaquée en plein jour. L'ours avait défoncé la porte de la maison et c'est de justesse que les enfants avaient été secourus par la plus vieille des petites filles.Elle avait eu la présence d'esprit de les faire monter au grenier pendant que l'ours se promenait dans la maison à la recherche de nourriture.
La fin de l'été s'est déroulée paisiblement après cette semaine de branle- bas.
Es-tu retournée à l'école à Normandin ?
J'étais prête à y retourner quand je me suis rendu compte que mes parents cherchaient un endroit pour me mettre en pension chez des gens du village. Mes parents m'ont alors fait comprendre que ça ne serait que pour quelques semaines, le temps de trouver un loyer qui répondrait à ce qu'ils recherchaient.
Ont-ils trouvé un endroit ?
Oui, j'ai demeuré à deux endroits. Dans chacune de ces deux maisons, il y avait deux petites filles d'à peu près mon âge. Je ne me souviens plus pourquoi j'ai changé de pension dans un laps de temps aussi court mais le fait est là.
C'était encore de gros changements auxquels il fallait faire face. . Une nouvelle école, habiter chez des gens que je ne connaissais pas, dans un endroit inconnu.
Heureusement, à la fin d'octobre, nous avons tous déménagé au village. Enfin!
Tu n'étais plus pensionnaire alors ?
Non, je vivais comme dans un foyer normal. Mon père allait travailler, ma mère s'occupait à la maison et moi j'allais à l'école du village.
C'étaient des religieuses, Les Filles de Jésus, qui donnaient l'enseignement. Encore là, les garçons et les filles étaient séparés.
J'étais à la cinquième année de mon cours primaire. Je trouvais cela difficile car la méthode d'enseignement était différente. Je n'avais plus un horaire'' coulé dans le ciment'' pour faire mes devoirs. Je ne bénéficiais plus non plus de l'aide dont je disposais au couvent pour mes devoirs du soir.Je trouvais l'ambiance très différente.
De plus, dans ma nouvelle école, on donnait beaucoup plus de devoirs qu'à Normandin. Je trouvais cela difficile et je travaillais fort pour rejoindre les autres élèves.
Ce qui n'aidait pas non plus, c'est que la religieuse qui m'enseignait était tellement sévère et agressive avec certains élèves que bien vite j'ai commencé à la craindre. Lorsqu'elle m'interrogeait, en me regardant droit dans les yeux, j'oubliais tout ce que j'avais appris.
Les coups de règle sur les doigts, les tirages d'oreilles et les punitions faisaient partie d'une journée normale de classe. Chez les garçons c'était pire.
Moi, je n'ai pas été malmenée car je passais tellement de temps à préparer mes leçons et faire mes devoirs que je réussissais à m'en sortir. Mais je voyais les autres et ça ne me rassurait pas du tout. Quand cette petite sur s'approchait trop, je me mettais, la majorité du temps, à saigner du nez.
L'atmosphère était bien différente du couvent où j'avais été heureuse, il faillait que je m'adapte à cette nouvelle réalité
C'est terrible mais t'es-tu fait de nouvelles amies dans cette nouvelle résidence ?
Oui, en majorité, les élèves étaient gentils avec moi. Pourtant le village était plus petit que Normandin et il y avait aussi moins d'activités.
Nous n'y avions aucune parenté dans les alentours. Je crois que ma mère s'ennuyait au début, elle n'avait pas grand chose à faire et ne sortait qu'avec mon père.
Après l'école, avant qu'il ne fasse noir, je pouvais jouer un peu avec mes voisines. Je n'avais pas la permission d'aller bien loin et après souper, je n'avais pas la permission de sortir.
Un samedi du mois de mai, il faisait très beau et j'étais assise sur les marches d'escalier. Je jouais de la guitare, du moins j'essayais de faire sortir des sons acceptables.
Tout à coup un garçon à bicyclette s'arrête devant moi, me regarde et me dit ; " C'est toi la petite fille neuve ? " Je le regarde en riant, : "Tu veux dire la nouvelle ? " " Oui ", alors dans un éclat de rire car il était gêné, il me répond : " Je te trouve bien de mon goût, je vais te laisser grandir et ça va finir par une basse messe " Et il repart sur sa bicyclette en riant de bon cur.
Ma mère avait entendu parler. Elle m'a rejointe sur le balcon en me demandant avec qui je parlais ; je lui ai répondu : " Ne vous en faites plus, je ne resterai pas sur les tablettes, je viens de recevoir ma première demande en mariage, hahaaaaaa "!
Il s'appelait Jean , il avait 14 ans.
Naturellement je ne pensais pas que 7 ans plus tard, il deviendrait mon mari et qu'après plus de 50 ans, nous serions encore ensembles.