L'année
suivante de ma demande en mariage s'est passée sans
histoires extraordinaires. Nous avons déménagé dans un logement plus
grand et plus beau, j'étais aussi un peu plus près de l'école.
J'avais
monté de niveau scolaire et la religieuse était très gentille. Je me
rends compte en vous disant cela, comment les mauvais souvenirs
demeurent plus longtemps dans notre esprit, surtout, s'ils nous ont
touchés.
La
majorité des enseignantes que j'ai côtoyées était bien correcte et
pourtant c'est celle qui était agressive avec les élèves dont je me
rappelle le plus.
Je
ne sais pas si vous êtes comme moi, mais il me semble que j'entends
souvent dire : " Les jeunes sont comme ça ", "les vieux sont comme ça "
"les Français pensent de cette façon, les Anglais, d'une autre " etc.
Je
ne voudrais pas que vous pensiez que je veux discréditer le corps
enseignant, mais comme j'étais au départ très émotive la moindre violence
me marquait beaucoup.
Ne t'inquiète pas Wilda… Nous te comprenons…
Bien
sûr, il y avait de bons parents aimants et affectueux, et de très
bonnes personnes partout. Par contre, les souvenirs qui me reviennent
des choses que j'ai vues, que j'ai ressenties dans ma petite tête
d'enfant, sont comme je vous les ai mentionnées. Une autre personne vous
raconterait ses souvenirs et sa perception serait sans doute très
différente de la mienne.
On te le répète Wilda, nous comprenons ce que tu nous
expliques depuis tout à l'heure. Mais nous, ce qui nous intéresse, c'est
ce qui s'est passé après "ta demande en mariage ".
Vous me faites rire et je me revois à votre âge, c'est exactement la question que j'aurais posée…
Bien,
disons que j'ai laissé passer quelques mois. J'ai montré que j'étais
assez indépendante. Je faisais voir que je ne prenais pas cette boutade
trop au sérieux. Nous rencontrions les garçons à la sortie de l'école et
je voyais très souvent passer Jean, à bicyclette, seul ou accompagné
d'un ami. Je le retrouvais aussi très souvent sur ma route. Coïncidences
?
Vous
savez dans mon temps, les rencontres entre garçons et les filles ainsi
que leurs "fréquentations " étaient très différentes de ce que vous
vivez aujourd'hui.
Je
vous ai dit déjà que les garçons et les filles étaient toujours
séparés, partout, même le temps de la récréation était différent.
Imaginez-vous, s'il avait fallu qu'on se parle au travers la clôture,
péché !
De
plus nous ne connaissions absolument rien de la vie et de ses mystères.
Les parents avaient peur et voyaient du mal partout, et je crois
qu'ici, je peux généraliser.
La
pire chose qui pouvait arriver à une fille, quel que soit son âge,
était de tomber enceinte. C'était un scandale qui rejaillissait sur
toute la famille. La jeune fille, innocente bien des fois, devait s'en
aller au loin, souvent sans aucune aide. La majorité du temps, elle était
reniée par sa famille et méprisée par son entourage.
Souvent cette pauvre fille avait été agressée ou violée mais elle seule était montrée du doigt et subissait tous les tourments.
Comme
si elle seule était responsable de ce qui lui arrivait ! On n'entendait
rarement parler du père qui lui, "avait les pieds blancs", expression
qui voulait à peu près dire ceci : il s'en tirait sans conséquence.
Si
par chance la jeune fille était en amour, attendait un enfant, était
majeure et que l'amant reconnaissait sa responsabilité, c'était alors le
mariage précipité.
Sa
célébration se faisait quelquefois en plein milieu de la semaine, très
tôt le matin et sans réjouissance, comme pour des criminels. Leur vie de
couple partait bien mal.
Naturellement,
il n'était aucunement question que le jeune couple vive ensemble sans
être marié, c'est probablement pour cette raison que le garçon
s'esquivait si souvent lorsqu'il apprenait que la jeune fille était
enceinte.
Les
deux n'étaient pas toujours prêts à vivre ensemble toute leur vie parce
qu'ils s'étaient accordé quelques privautés. Quand on se mariait,
c'était pour la vie, pas question de séparation ou de divorce. Vous
comprenez que le mariage faisait un peu peur.
Pour
les mineurs, il fallait d'abord en parler et affronter les cris et les
reproches des parents. Ensuite les amoureux devaient obtenir le
consentement des parents. Ils devaient de plus passer outre le mépris du
village, alors, le mariage se faisait le plus tôt possible en toute
intimité, dans la gêne.
S'il
n'y avait pas de mariage, dans la majorité des cas, la jeune fille
était expédiée à la ville, où elle devait chercher du travail, par
exemple servante ou tout autre métier qu'elle pouvait trouver. Et ce,
rarement dans de bonnes conditions. Elle était souvent exploitée par
ceux qui l'employaient et devait travailler du matin au soir sans rien
dire.
En
plus de perdre tous les liens affectifs qu'elle avait dans son milieu
de vie, elle devenait la victime d'une société qui n'était pas très
tendre avec ces filles-mères, comme on les appelait.
Quand
la fille mère réussissait de peine et de misère à rendre sa grossesse à
terme, il y avait certains hôpitaux, dotés d'une crèche, qui
accueillaient ces pauvres filles à la toute fin de leur grossesse. Elles
bénéficiaient du minimum nécessaire et accouchaient la majorité du
temps, seules, et dans les douleurs afin de payer pour leurs "péchés. "
Aussitôt
que l'enfant était né, sans même le montrer à sa mère, le bébé était
transporté dans une autre aile de l'hôpital, qu'on appelait la crèche.
On
faisait alors signer les papiers d'abandon à la mère. En effet, très
souvent, cette jeune maman n'avait aucun moyen de subvenir à ses besoins
encore moins aux besoins de l'enfant.
L'avenir
de la mère était alors fortement compromis : un jeune homme "bien "
n'épousait pas une fille qui avait déjà eu un enfant.
C'est
terrible quand on y pense, le sort qu'on faisait subir à ces filles
innocentes. Elles qui avaient eu le malheur d'avoir fait l'amour une
fois peut-être…
Dans
mon temps on ne parlait jamais ouvertement d'amour ou de sexualité.
Nous n'étions pas du tout informés du processus. Nous ne savions pas
comment on tombait enceinte mais on nous disait de ne pas y tomber.
Vous
allez rire de moi mais je vais vous avouer, qu'à seize ans, je ne
savais pas comment on pouvait tomber enceinte. Sans doute pensez-vous
que j'étais nounoune. Vous avez parfaitement raison, je l'étais.
Quand
un de mes petits chums me donnait un petit baiser, et que j'y prenais
du plaisir, hé bien, j'avais peur tout le mois d'être enceinte.
Nounoune, donc et pas à peu près hein !
Il n'y avait bien sûr pas de moyens de contraception ?
Très
peu de moyens étaient connus ou alors, ils étaient hors de portée. La
pilule anticonceptionnelle n'était pas encore sur le marché je suppose.
D'ailleurs comment prévenir ce que plusieurs ignoraient ?
L'avortement
pratiqué par des praticiens de la santé n'était pas accessible… Ce
n'est pas une jeune fille jetée à la rue qui pouvait se permettre cette
dépense, il y avait aussi la religion.
Il
y avait par contre, des gens pas très recommandables qui pratiquaient
de ces interventions dans des conditions inhumaines et sans aucune
hygiène. Souvent la future mère qui recourait à ces "faiseurs d'anges "
était charcutée et souvent y laissait la vie.
C'est terrible…Mais que devenait la jeune mère après avoir eu son bébé ?
Bien
sûr, il y avait des parents qui aimaient leurs enfants. Ils étaient
prêts à reprendre leur fille avec son bébé. Mais c'était là des
exceptions. Pour celle qui n'avait pas voulu donner son enfant en
adoption et voulait le garder, une vie très difficile l'attendait.
Il
n'y avait pas comme aujourd'hui de sécurité sociale et les religieuses
qui étaient en grande partie propriétaires de ces crèches acceptaient de
garder le bébé en pension pour quelques semaines. Bien vite la jeune
fille était au bout de ses ressources physiques et monétaires. Elle
devait alors se résigner à signer l'acte d'abandon.
J'imagine
que bien des femmes de tous âges et de tous milieux ont été
malheureuses toute leur vie. Elles ont vécu avec le remords d'avoir
donné leur enfant. J'imagine que ce souvenir devait leur être présent à
tout instant.
Plusieurs
aimaient déjà le petit être qu'elles avaient porté. Je les imagine se
rappelant la date d'anniversaire. Je les vois en train de rechercher
dans les yeux des passants une ressemblance, un signe qui pourrait
peut-être appartenir à leur fils ou à leur fille qu'elles n'avaient pas
eu la chance de voir grandir.
Je
ne savais pas toutes ces choses à votre âge. Mais c'est à la lueur de
confidences de personnes à la recherche soit de leur mère ou de leur
enfant, que je peux aujourd'hui vous en parler.
Je
suis maintenant persuadée que la mentalité du temps, la religion et
l'ignorance étaient en grande partie responsables de l'éducation sévère
de ce temps. Les parents ne pouvaient pas donner ce qu'ils n'avaient pas
eu, c'est-à-dire une liberté d'action, une spontanéité dans
l'expression des sentiments et une confiance en soi.
Peut-être que dans les grandes villes, cela se passait différemment mais
dans un petit village où tous les gens se connaissent, c'était comme
cela.
Tous
étaient au courant de tous les faits et gestes de leurs voisins. Les
commentaires n'étaient par toujours très charitables et allaient bon
train. Je crois que le paraître était beaucoup plus important que
l'être, on se préoccupait beaucoup de ce que les gens disaient.
À
la lueur de tous ces renseignements, on comprend mieux l'attitude et la
peur des parents face à ce qui aurait pu arriver à leurs jeunes filles.
Quelquefois,
quand on est jeune, on ne comprend pas toujours ce qui se cache
derrière ce qu'on croit être une sévérité excessive. On pense que c'est
un manque d'amour, mais souvent, c'est tout le contraire.
Comme
vous voyez, notre vie n'était pas plus facile que la vôtre, elle était
différente de bien des façons et chaque génération a à vivre avec ses
préoccupations propres.
Au fait, tu nommes ton chapitre " changement ", peux-tu nous en parler ?
Oui,
bien sûr, j'y arrive. Nous étions au début de février, je venais
d'avoir douze ans, je ne me souviens pas au juste comment il se faisait
que je n'avais pas d'école cette journée- là.
Peut-être avais-tu une semaine de relâche comme nous durant l'hiver ?
Non,
pas du tout, les semaines de relâche ou de neige ainsi que des journées
pédagogiques, non jamais. Cela n'existait pas dans notre temps.
Bon,
enfin, mes parents m'ont appris tout à coup qu'ils aimeraient aller
visiter une crèche à Trois-Rivières. Ils avaient envie d'adopter un
petit garçon plus tard. " Veux-tu nous accompagner ? ".
Un
peu surprise mais très heureuse de cette décision, nous nous sommes
rendus, la journée même à l'hôpital Sainte-Marie, pour cette visite que
je n'oublierai jamais.
Mes
parents étaient allés au préalable, chercher une lettre de références
auprès du curé de la paroisse. Ce passeport qui faisait mention des
qualités de bons parents catholiques pratiquants pouvait ouvrir presque
toutes les portes.
Au
cours de l'avant-midi, nous avons rencontré la Mère supérieure. Ma
mère surtout lui a expliqué le but de notre visite. Quelques minutes
plus tard, nous étions tous devant une vitre qui donnait sur une salle à
peu près grande comme une classe.
Il
y avait plusieurs salles comme celle-ci. Les enfants étaient classés
par catégories d'âge. Comme mes parents avaient demandé un garçon de
plus d'un an, nous nous sommes dirigés vers la salle qui leur était
réservée. Nous longions un long corridor et l'on apercevait des salles
toutes remplies d'enfants abandonnés.
Enfin,
nous nous immobilisons devant la vitre de ceux qui répondaient à nos
critères. Nous pouvions voir de vingt à vingt-cinq enfants qui
commençaient à peine à marcher.
Contrairement
à ce que nous pouvions penser, tout était silencieux. Pratiquement tous
nous regardaient, les yeux grands ouverts. Probablement n'avaient-ils
pas souvent l'occasion de voir de nouveaux visages.
Ils se demandaient peut-être, malgré leur jeune âge, qui aurait la chance de sortir de cette prison?
Nous
étions très émus. Nous regardions ces petits êtres qui n'avaient pas
demandé à venir au monde et qui n'avaient surtout pas demandé à vivre
dans de telles conditions.
Bien
entendu, tous recevaient les soins de base mais les religieuses
n'avaient pas le temps de leur donner l'affection dont ils avaient
besoin afin de se développer sainement.
Je crois que tous sentaient que ce moment était
important. Sans nous consulter, mes parents et moi, laissions aller
notre regard de l'un à l'autre, avec attention.
Naturellement, on ignorait les petites filles. C'est vraiment un garçon que mes parents voulaient.
De
toute façon, il y avait toujours moins de filles dans les salles. On
nous avait informés que celles-ci étaient adoptées plus facilement. On
nous avait dit aussi que plus l'enfant vieillissait, plus c'était
difficile de le faire adopter.
Il
y en avait un tout au fond de la salle avec de beaux grands yeux bleus.
Il semblait triste et nous regardait sans bouger. Il était très cerné et
tout aussi pâle que les autres, mais son regard nous fascinait.
Sans
nous consulter, nous regardions l'un et l'autre, mais notre regard
revenait et se portait régulièrement au fond de la salle.
Je
regardais mes parents et tout émue, je me suis rendu compte que nous
regardions tous dans la même direction. D'un commun accord, nous avions
jeté notre dévolu sur lui. Mes parents ont demandé à voir le bébé. La
religieuse, toute contente de savoir qu'un de ses petits avait peut-être
trouvé un foyer, est allée le chercher avec empressement.
Cela n'a
pas pris de temps pour exprimer notre accord. Nous pensions que
ça prendrait des mois avant qu'une chose aussi importante soit conclue. Mais
la religieuse nous dit que si nous avions du linge pour lui, il n'y
avait rien qui empêchait que nous le ramenions sur-le-champ.
Qu'est -ce que vous avez fait ?
Nous
sommes partis au magasin pour aller acheter les vêtements dont ce bébé
avait besoin. Il n'avait qu'une couche. Maintenant que nous avions vu
son petit visage, il était impensable qu'il reste une nuit de plus loin
de nous.
Au
magasin, nous étions comme des enfants devant le Père Noël. Ça faisait
longtemps que je n'avais pas vu mes parents aussi heureux et
enthousiastes. Ils avaient leur garçon et moi j'avais enfin un petit
frère.
C'était aussi facile que ça d'adopter un enfant dans ton temps ?
Oui.
Et quand je repense à cela aujourd'hui, je me demande combien d'enfants
ont eu autant de chance que mon frère d'être choisis par des parents
aimants.
Par
la suite, il n'y a eu aucune enquête de faite et jamais personne ne
s'est préoccupé de savoir si l'enfant était bien entouré. Je ne suis pas
certaine que tous ont eu d'aussi bons parents adoptifs
Qu'est- ce qui advenait de ceux qui n'étaient pas choisis ?
Il
y en a beaucoup qui n'ont pas eu cette chance. Ils demeuraient là
jusqu'à ce qu'ils soient transférés dans des jardins d'enfance, toujours
tenus par des religieuses qui se dévouaient corps et âme pour que ces
tout-petits vivent une vie à peu près normale. On appelait cela aussi un
orphelinat et tous les centres étaient pleins.
Les enfants étaient élevés aux frais de l'État. Ils recevaient une éducation sommaire.
Ils
restaient dans ces orphelinats jusqu'à ce qu'ils soient en âge de
sortir et d'être capables de voir à eux-mêmes. La vie au dehors, était
très difficile pour eux..
Ils n'avaient pas appris à être autonomes. Ils n'avaient jamais eu à
prendre de décisions graves. Ils avaient toujours été encadrés par
l'autorité.
Ils n'avaient pas de références sur la façon de vivre libres dans une société.
Tous leurs besoins primaires avaient toujours été
comblés par ceux qui en avaient la garde, très souvent des religieux et
religieuses qui se dévouaient autant qu'ils pouvaient mais ce n'était
pas suffisant.
Il y avait trop d'enfants et probablement pas assez de
personnel pour leur apporter toute l'attention
nécessaire.
Plusieurs
de ces enfants ne se développaient pas normalement. Privés de tendresse
et d'affection, ceux-ci étaient alors placés dans des institutions qui
accueillaient des personnes qui affichaient des déficiences mentales.
Vous
imaginez-vous comment les choses ont changé? La comparaison est un
peu boiteuse, mais aujourd'hui, il est plus difficile d'adopter un petit
chien à la S.P.C.A que de partir, dans le temps, avec un jeune bébé sur
la seule recommandation d'un curé de village.
Comment s'est déroulée l'arrivée de ton frère dans votre vie ?
Bien, disons que, les premiers temps c'était nouveau pour tout le monde et chacun devait s'adapter à cette nouvelle vie.
Mes parents lui ont donné le nom de Stanley Junior, il était alors âgé d'un an et demi.
Pour
lui aussi, tout était nouveau et je dois dire qu'il avait une facilité
d'adaptation extraordinaire. Bien entendu, il n'avait jamais eu autant
d'attention et de marques d'affection dans sa jeune vie, mais nous
étions quand même des étrangers pour lui.
Je ne me
souviens pas qu'il ait pleuré ou demandé quoi que ce soit. Ces
bébés avaient déjà compris que pleurer ne servait à rien, dans une
crèche en tout cas.
Au bout de quelques jours, il semblait chez lui comme s'il y était né.
Moi qui avais toujours voulu un petit frère ou une petite sœur, j'étais comblée mais je ne m'imaginais pas que me vie changerait autant.
Mon petit frère dans toute sa splendeur à 2 ans