Qu'est- ce que ça faisait au juste, un bûcheron ?
Les bûcherons étaient des
hommes qui, avec le temps, avaient fait de la coupe du bois, leur
métier. Au départ, ils n'étaient souvent que de jeunes garçons de douze
ou treize ans qui, ayant abandonné leurs études, devaient gagner leur
vie.
L'instruction, dans ce
temps-là, n'était pas obligatoire jusqu'à 16 ans comme aujourd'hui. Un
père qui ne croyait pas tellement aux vertus de l'instruction
parce que, bien souvent, il n'avait jamais mis les pieds dans une école, pouvait
obliger son très jeune fils à le suivre pour gagner un peu
d'argent. Les jeunes du temps n'avaient aucun droit, c'était
l'autorité des parents qui décidait à leur place. Très souvent l'argent
gagné allait aux parents, plus souvent au père lui-même afin de subvenir
aux besoins de la famille.
La vie dans les chantiers
était très difficile. Quand le bûcheron s'engageait, c'était pour
plusieurs mois. Les campements étaient toujours très éloignés. Ce n'est
pas tant la distance que la difficulté de voyager dans la forêt qui
faisait que, lorsqu'on partait, c'était pour faire la ''run '' de
plusieurs mois.

Ici, une peinture du peintre Duncan qui me fait penser au
bûcheron qui allait s'occuper de son cheval
Y avait-il d'autres métiers que la coupe du bois ? Explique-nous.
Parmi les différentes
tâches exercées à l'intérieur du campement, on pouvait retrouver le
grand patron, les contremaîtres, les mesureurs de bois, un vérificateur,
un comptable ou l'équivalent, un responsable du magasin, un cuisinier
et quelques aide-cuisiniers, quelques personnes qui faisaient la lessive
et s'occupaient de l'entretien général, un forgeron pour ferrer les
chevaux. Il y avait toujours un type sans diplôme qui s'y connaissait un peu en
soins, il pouvait aussi bien soigner un homme qu'un
cheval.
Dis-nous Wilda. Est-ce que tu te souviens d'eux ? Comment étaient-ils ?
Lorsque je les voyais au
début de l'automne, ils avaient les cheveux courts, mais vers le temps
des fêtes, ils se ressemblaient tous. Ils avaient les cheveux longs et
une grande barbe qui, l'hiver, les faisait ressembler au Père Noël.
Lorsqu'ils revenaient du bois sur la fin d'une dure journée de travail,
ils arboraient une barbe chargée de neige et de glaçons Ils avaient les
joues rouges et les traits figés comme dans de la glace.
On entendait à ce
moment-là des bruits sourds de bottes que l'on frappe sur le bord de la
porte afin d'enlever le surplus de neige et de glace accumulées. Des
éclats de rire venant de ceux qui étaient déjà revenus les accueillaient . Ceux-là avaient été plus chanceux, leur lot de coupe de bois
se situait plus près du campement, ou ils avaient eu le chance de
travailler sur un terrain pas trop accidenté.

Ici, une autre peinture du peintre Dunca qui ressemble a l'attelage des
chevaux que les boucherons utilisaient à maintes occasions.
Y avait-il d'autre métiers dans ce campement ?
Il y avait aussi quelques
jeunes hommes moins expérimentés ou qui n'avaient pas la santé pour
exercer le dur métier de bûcheron. Ils s'occupaient de rentrer le bois
et de faire toutes sortes de petits travaux. Souvent ils passaient leurs
nuits à alimenter les feux de la cuisine, des dortoirs et des écuries.
Les soins de chevaux
étaient affectés principalement aux bûcherons qui les employaient. Il y
avait aussi des poules et quelques animaux. La majorité des victuailles
étaient apportées en même temps que le matériel nécessaire au campement.
Il y avait aussi les produits de la chasse de petits gibiers et la
pêche. Je ne sais pas si c'était défendu comme aujourd'hui de pêcher à
certain moment de l'année, mais je sais qu'on se régalait souvent de
bonnes truites.
Bien entendu, les bûcherons formaient la grande majorité du personnel.
D'après toi, quel était le métier le plus apprécié ?
Je crois que le métier le
plus apprécié, c'était le cuisinier et ses aides. Je me rappelle de la
grande table de la cuisine, elle pouvait facilement faire vingt à vingt-cinq pieds de longueur et était toujours chargée de dizaines de tartes
de toutes sortes, de gâteaux et de pains frais. Ça sentait toujours très
bon.
Le matin, très tôt, vers
cinq heures, la cloche sonnait et on voyait arriver les hommes comme à
la sortie d'une grosse usine. Ils venaient prendre le repas qui devait
les soutenir pendant de nombreuses heures par grand froid d'hiver.
De quels aliments se nourrissaient-ils ? Est-ce qu'ils mangeaient beaucoup?
Oui, beaucoup en effet!
Tout ce qu'un homme peut manger pour déjeuner dans ces camps, ce n'est
pas croyable ! Un seul pouvait avaler une douzaine d'œufs, des fèves au
lard, du lard salé, du bacon, plusieurs tranches de pain, du café, une
tarte, des crêpes et tout ce qui peut se manger en supplément.
Son déjeuner avalé, le
bûcheron se préparait à se rendre à l'endroit désigné dans la forêt pour
couper du bois. Habituellement, ils partaient à deux car, pour tenir la
grosse égoïne, ils devaient se mettre, l'un d'un côté de l'arbre à
scier et l'autre, en face de lui.. On appelait cela un ''galandor ''.
Pousse, tire, pousse, tire jusqu'à ce que l'arbre tombe. Il fallait bien
connaître son affaire pour ne pas se faire écraser par le poids de
l'arbre.
Si les bûcherons n'étaient pas trop loin du campement,
ils revenaient dîner mais ils repartaient accompagnés d'un cheval. Ils
allaient chercher les arbres qu'ils avaient coupés et équarris en
enlevant les branches. Avec des chaînes, ils attachaient les arbres et
les faisaient traîner par les chevaux jusqu'à l'endroit choisi pour la
coupe en longueur de huit ou neuf pieds. Ensuite les arbres étaient
cordés, mesurés et marqués au nom de code du bûcheron qui les avait
coupés.
Les bûcherons étaient
payés selon le nombre de cordes coupées. Alors ceux qui étaient les plus
travaillants avaient la meilleure paye. Ils étaient payés à la toute
fin de la ''run''. Si quelqu'un avait besoin d'argent avant, il
demandait une avance au contremaître.
Après une longue journée
passée au grand air à travailler, aussitôt la noirceur venue, vers dix-
sept heures, les hommes se retrouvaient dans une grande salle commune ou
dans les dortoirs. Après une toilette sommaire qui se faisait dans des
grands bols installés près d'un mur à la vue de tous, l'heure de souper
était très attendue. Il y avait probablement un endroit un peu plus
discret, mais moi je n'y allais pas quand les hommes faisaient leur
toilette.
Au souper ça parlait
fort, ça sacrait beaucoup, ça se faisait étriver et celui qui n'avait
pas bon caractère était vite pris à partie Il ne pouvait pas faire
autrement que de se défâcher.
Les repas étaient très
copieux. Toutes les pièces étaient éclairées à l'aide de fanaux à
l'huile qui donnaient l'impression qu'on était dans un film d'horreur
avec les ombres déformées par la flamme qui vacillait toujours.
Ensuite les travailleurs
se retrouvaient couchés tout habillés à discuter de choses et d'autres
avec les autres. Certains jouaient aux cartes, d'autres racontaient des
histoires. Il y avait une certaine camaraderie qui les animait.
Il y avait toujours un joueur d'harmonica ou d'un
autre petit instrument de musique. Au début du temps au campement, les
gens étaient joyeux mais plus le temps avançait, plus certains
devenaient grognons. Ils s'ennuyaient de leur famille qu'ils ne
reverraient pas avant plusieurs mois et cela affectait beaucoup leur
humeur.
Est-ce qu'ils avaient des vacances comme nous, aux fêtes ?
Non la majorité demeurait
au campement surtout ceux qui n'avaient pas de famille ou qui
demeuraient trop loin de chez eux. D'autres restaient par choix, n'ayant
pas d'attaches, préféraient demeurer aux camps considérant leurs
compagnons comme faisant partie de leur famille.
Ceux qui le pouvaient ne
craignaient pas de s'entasser dans le snow-mobile pendant quelques
heures. Ils pouvaient aussi se déplacer a l'aide de carrioles tirées par
des chevaux, comme on en voit quelques fois sur des cartes de Noël... Il y
avait aussi des braves et téméraires qui se risquaient et mettaient
presque leur vie en danger en descendant par leurs propres moyens pour
passer les fêtes dans leur famille.
Ils empruntaient des chemins qui n'en étaient
pratiquement plus, à cause de la grande quantité de neige qui les
recouvrait. Parfois personne n'en entendait parler par la suite.
Peut- être avaient-ils
décidé que la vie de bois était au-dessus de leurs forces, peut- être ne
s'étaient tout simplement pas rendus à destination.
D'autres revenaient après avoir dépensé toutes leurs payes qu'ils avaient si durement gagnées.

Par un bel après-midi ensoleillé, avec deux amis
Y avait-il des temps plus difficiles pour ces gens ?
Les pires moments étaient
le temps des fêtes. On sait tous que cette période est un moment
particulièrement difficile pour ceux qui sont loin de chez eux. Ces
hommes n'étaient pas différents des autres, mais ils ne voulaient pas
montrer leur tristesse ni leur nostalgie. Ils auraient vu cela comme une
faiblesse de leur part.
Toute leur vie, on leur
disait : " Un homme ça ne pleure pas. C'est une histoire de femme que de
montrer ses sentiments! " Aussi, lorsqu'ils entendaient de la musique
ou des chants qui leur rappelaient des souvenirs douloureux, ils
aimaient mieux crier aux chanteurs ou à ceux qui leur rappelaient ces
souvenirs, de se taire.
Ainsi, ils passaient pour
des durs. D'autres, beaucoup moins nombreux se laissaient aller à leurs
souvenirs. Souvent, ils se dérhumaient afin de donner le change sur ce
moment de tendresse qu'ils voyaient plutôt comme un moment de
faiblesse.
Ils étaient
habituellement très orgueilleux et cachaient pratiquement tous leurs
sentiments, comme si le fait d'avoir de bons sentiments et des émotions
faisaient de ces bonnes gens des hommes moins virils !
Alors, imaginez bien que
le petit joueur d'harmonica ne devait pas être trop mélancolique, sinon
il recevait quelques oreillers par la tête.
De plus, je ne sais pas comment ils s'y prenaient,
mais ils réussissaient toujours à se faire une sorte de boisson
alcoolique qui les rendait encore plus nostalgiques et coléreux, on
appelait cela de la '' baboche ''.
Vous rendez-vous compte
du climat qui règnait dans un dortoir où dormaient une quarantaine d'hommes?
Ils ronflaient, se lavaient de temps à autre, n'avaient pas beaucoup de linge de
rechange et passaient des mois avec une hygiène élémentaire. Le matin,
il fallait ouvrir les portes toutes grandes, même s'il faisait très
froid.
Les vêtements étaient faits d'étoffe du pays, de laine
rugueuse, ils n'étaient pas imperméabilisés .. Il n'y avait pas à ce
moment-là du "permapress" ou du tissu qui sèche vite.
Pratiquement tous les jours au retour du travail, les
travaillants enlevaient leurs vêtements de travail et devaient tout
étendre sur de grandes cordes à linge installées dans les pièces de
séjour afin de faire sécher ce linge. Naturellement quand la température
le permettait, c'était dehors, mais durant les gros mois d'hiver ça
n'aurait pas eu le temps de sécher.

Ici mon oncle Lionel avec un cousin de papa.
Naturellement, je ne devais pas entrer dans les
dortoirs, mais parfois j'accompagnais le garçon qui apportait l'eau,
mais je ne m'attardais pas.
Quand il y avait de
grosses tempêtes de neige, les bûcherons pouvaient perdre plusieurs
jours de travail. Comme ils ne pouvaient pas sortir du campement, il
était très difficile de traverser ces temps morts.
Les bâtisses étaient
construites de gros arbres équarris et entre les arbres on mettait de
l'étoupe (grosse corde lainée huilée) pour couper le froid et le vent.
Il n'était pas rare d'être plusieurs jours sans pouvoir voir au dehors
tant les vitres étaient gelées. Mais les gens étaient habitués à cet
état de chose.
Tu pourrais nous raconter ce qu'ils disaient ?
Les gens de chantier
avaient un langage très coloré. Disons que leur langue n'était pas très
reluisante, si je peux m'exprimer ainsi. Certains sacraient tellement que
dans une phrase on pouvait entendre autant de mots d'objets religieux
que de mots pour définir leur pensée.
Les jeunes qui
entendaient cela, naturellement faisaient la même chose. Comme ils
voulaient paraître des hommes, ils sacraient à leur tour. Je vous assure
que c'est une habitude difficile à perdre plus tard. C'est comme un mot
patois que l'on dit à tout bout de champ. Ici, par exemple, on dit le
mot soda : '' je me suis fait mal en soda, j'étais en soda. '' Vous
comprenez le principe? C'est probablement la raison pour laquelle mes
parents n'appréciaient pas tellement que je côtoie les hommes.
Pour ceux qui demeuraient au camp, y avait-il des festivités de prévues pour eux durant les fêtes?
Il y avait toujours un
prêtre qui faisait le tour de tous les gros campements de bûcherons, il
voulait probablement sauver quelques âmes, mais il apportait aussi du
réconfort à ceux qui désiraient se confier et peut-être se confesser.
Dans les plus gros
campements, il arrivait habituellement pour célébrer la messe de minuit.
Habituellement la célébration se déroulait dans la pièce la plus
spacieuse, souvent à la cafétéria où un autel avait été préparé pour la
circonstance.
Il n'y avait pas d'or ni de décorations dispendieuses, mais des branches de sapin dispersées un peu partout.
Souvent une de mes poupées avait un rôle bien important à jouer, couchée sur la paille fraîche.
C'était vraiment spécial
de voir ces hommes qui ne craignaient rien, ni personne, qui sacraient à
journée longue, se recueillir si dévotement.
Ils entonnaient, pas
toujours à l'unisson, de leur voix enrouée par l'émotion, le Minuit
Chrétien. Je crois qu'il n'y avait pas un lieu saint qui célébrait la
naissance de l'Enfant Dieu dans une telle atmosphère de silence et de
recueillement. Emportés par l'exemple, presque tous se confessaient et
recevaient le sacrement de l'Eucharistie.
L'émotion était à couper
le souffle : moi je crois que c'est cela une prière où tous sont en
communion avec le Christ, en tout cas, c'est ce que je ressentais mais
que je ne pouvais pas expliquer dans mes mots à ce moment-là.
Quelques fois on
m'offrait un petit cadeau que certains avaient fabriqué de leurs mains.
C'était le plus souvent fait en bois travaillé avec un couteau de poche
et cela représentait soit un petit animal, une balle ou un lit pour ma
poupée. Par ce geste, ils m'offraient ce qu'ils auraient tant aimé
donner à leurs propres enfants ou à leurs petites sœurs.
Au réveillon, ça jasait
fort et le caribou (alcool mélangé avec du vin) coulait à flot entre une
histoire ou une chanson à répondre. La morale m'empêche de vous la
dire.
Peut-être quand on sera plus grand ?
Peut-être…
J'ai pensé vous faire
part de ces souvenirs de mon enfance et vous faire connaître le chemin
qu'ont parcouru beaucoup de personnes qui ont travaillé très fort. Ils y
ont souvent laissé leur santé afin d'apporter à une civilisation la
matière première de tant de choses que nous utilisons encore
aujourd'hui. Je me dis aussi qu'il ne faut jamais oublier de penser à la
protection des arbres et des forêts.
Je vous raconte cela et je me
demande comment il se fait que je sache toutes ces choses. Comme
j'étais très curieuse j'ai dû, à un moment donné, me retrouver
dans des lieux qui m'étaient défendus.