Bon, je vous ai déjà parlé de mes voyages au Nouveau- Brunswick ?
Non, tu ne nous en as rien dit. Peut-être que tu ne veux pas nous en parler ?
Bien non, voyons,
excusez-moi, je me rattrape. Ce sont pourtant de très beaux souvenirs et
cela me fait bien plaisir de les partager avec vous. Depuis mon tout
jeune âge, durant l'été, mon père nous amenait visiter sa famille à
Maisonnette. C'était un tout petit village de pêcheurs situé près de la
Baie-des-Chaleurs, au Nouveau-Brunswick.
C'était toute une
randonnée de partir de Normandin et de s'y rendre. Il n'y avait pas
autant de propriétaires d'automobiles qu'aujourd'hui à Normandin et
Dolbeau dans les années 1940 - 47 mais il me semble qui nous en avons
toujours eu une ou un petit camion.
La voiture n'avait pas le
confort que nous lui connaissons aujourd'hui non plus. La majorité des
routes étaient en gravier et vous vous imaginez la poussière que des
autos pouvaient soulever. Mais, c'était le progrès qui, pas à pas,
arrivait.

1940....Dans la vallée de la Matapédia
À Maisonnette, qui habitait là ? Est-ce que tu les connaissais bien ?
Dans une grande maison, à
quelques mètres de la mer, habitaient des parents fort sympathiques. Nous
y retrouvions ma grand-mère paternelle, je l'appelais Mémére Blanchard.
Il y avait aussi mon grand-père Blanchard, le deuxième époux de ma
grand-mère. Nous y retrouvions aussi ma tante Alma, de quelques années
plus vieille que mon père. Il y avait aussi ma tante Florence, la
deuxième fille de grand-père Blanchard qui était enseignante à
Maisonnette.
Le père de mon père
était un grand pêcheur et un très bon nageur. Il était assez fortuné pour
le temps, il possédait une flotte de bateaux d'import-export . Il se
rendait probablement jusqu'en Europe, où sa famille demeurait en grande
majorité, en Norvège.
Lors d'une manœuvre
routinière sur un de ses bateaux, il était tombé à la mer en se frappant
la tête. Malheureusement, il s'était noyé devant les yeux horrifiés de
mon papa alors que celui- ci n'avait que six ans. Cet événement
douloureux l'a marqué pour la vie.
C'est probablement pour
cette raison que mon père se retirait dans son petit appartement pour
jongler et qu'il était morose si souvent.
Quand nous arrivions là,
nous y étions attendus comme des monarques. Malgré leur vie simple, ils
n'épargnaient rien pour nous recevoir. Les repas de fruits de mer
étaient naturellement souvent sur le menu et nous nous régalions de tous
ces plats exquis. Ma mère cependant y allait avec quelques réserves car
elle n'était pas habituée à cette nourriture. Elle n'était pas très
aventurière.
Mon père était le seul
mâle de la famille des Johnson. Son frère aîné, était mort à la guerre
14-18 , deux jours avant l'Armistice, à l'âge de 19 ans.
Imaginez la joie que ma grand- mère éprouvait de revoir mon père et de serrer sa seule et lointaine petite-fille dans ses bras !
Tout ce que je faisais était merveilleux. Naturellement, j'étais la plus belle, la plus intelligente, la plus…la plus…etc.
Peux-tu nous parler d'elle ? Comment avait été sa vie après le décès de ton grand-père Johnson?
J'ai très envie de vous
en parler, d'autant plus que tout ce que je vais vous dire, je ne l'ai
appris que l'an passé auprès de ma tante Exilia. qui malheureusement est
décédée quelques mois après m'avoir raconté tout cela.
Après le décès de mon
grand-père, ma grand-mère est restée avec cinq enfants à nourrir et à
élever. Elle n'avait que vingt et un ans et vivait avec très peu de
ressources. Après avoir vendu les biens de son époux, à prix de misère,
il a fallu regarder la réalité en face et l'accepter.
Heureusement, elle était très courageuse et débrouillarde.
Dans ce petit village de
pêcheurs, à ce moment- là, c'était en 1912, la vie était difficile
partout. Les enfants étant trop jeunes pour aider pécuniairement.
Grand-mère qui était assez habile de ses mains, a cherché quel métier
elle pourrait faire pour gagner sa vie et celle de sa famille.
Elle s'était rendu compte
à maintes reprises combien il était difficile de trouver des vêtements
de cérémonie, soit pour un mariage ou pour d'autres événements
importants.
Elle recevait un
catalogue de la grande ville de Montréal et elle y commandait des tissus
afin de confectionner des habits. Elle s'est donc lancée dans le métier
de couturière. Voilà qui lui permettrait d'élever ses enfants en toute
dignité.
Pour à peine quelques
dollars, elle confectionnait, à longueur de journée, de ses mains et à
la lueur d'une petite lampe à l'huile ou du soleil levant, les vêtements
commandés.
Grâce à son habileté, à
son courage à toute épreuve, et à sa grande détermination, elle a réussi
à élever sa famille sans l'aide de personne.
Vers l'âge de quinze ans,
mon père est parti pour gagner sa vie dans les chantiers et son frère
Fred, a été appelé à la guerre d'où il n'est jamais revenu.
Cela a dû être
extrêmement difficile pour cette mère de voir ses deux fils partis
ainsi. Tous les souvenirs douloureux devaient remonter à la surface
quand, plus tard, elle accueillait mon père comme le retour de l'enfant
prodigue. Enfin j'imagine….
Elle a même réussi à faire instruire les trois filles de son premier mariage, Alma, Wilda et Irène.
Ma tante Alma était une
personne très cultivée, un peu bohème et avant-gardiste. Je crois
qu'elle en faisait pas mal à sa tête. Si elle décidait d'aller
travailler à Montréal, ou à New York ou en Floride, elle partait. Elle
était célibataire, donc sans attaches affectives. Elle parlait couramment
deux langues. Elle était libre de son temps même si elle était obligée
de gagner sa vie. Au début des années 40 ce n'était pas courant de vivre
ainsi.
Comme elle avait la
fièvre des foins, elle était toujours présente lors de nos visites
durant les mois d'été. À ce sujet, il y avait eu, au Nouveau- Brunswick,
une grande campagne de sensibilisation sur les méfaits de l'herbe à
poux. Il fallait d'urgence la détruire. Tout le monde apparemment y
avait participé. On avait donc réussi à exterminer en très grande
majorité cette plante nocive et porteuse d'allergies. C'est donc sans
tous les inconvénients rattachés à la fièvre des foins que ma tante
séjournait à Maisonnette durant l'été.
Songez qu'en 1939-40 elle
possédait une automobile et fumait, gros scandale ! Rien ne semblait
l'affecter et elle continuait sa route.
On m'a dit souvent que je
lui ressemblais à plusieurs égards. C'était souvent de mes deux tantes
du Lac-St-Jean que venait cette remarque. Elles la connaissaient un
petit peu car celle-ci était venue nous visiter à quelques reprises. De
leur part, ce n'était pas un compliment. Elles n'étaient pas très
habituées à voir autant de liberté chez une femme.
Mais moi, cela me faisait
plaisir qu'on me dise cela. Mon seul regret, c'était de ne pas la voir
plus souvent afin de mieux la connaître. C'est d'elle, très souvent que
je recevais ces belles surprises pour Noël.
Vers 1950, elle a épousé
un médecin, un peu plus âgé qu'elle, et s'est installée à Caraquet, une
petite ville tout près de là. Son mari est décédé quelques années plus
tard.
Elle est tombée malade
vers 1960 du Parkinson. Elle s'est offerte à un hôpital de recherche,
comme cobaye pour expérimenter un nouveau traitement qui malheureusement
n'a pas eu les effets escomptés. Elle est décédée à 72 ans après des
années d'hospitalisation et de souffrances intenses.
J'espère qu'elle est enfin heureuse !
Ma tante Irène demeurait à Montréal, c'est chez-elle
que j'allais me promener plus tard, elle a été comme une deuxième mère
pour moi, je l'aimais beaucoup. Quand à ma tante Wilda, elle était aussi
très gentille, était mariée à un cultivateur du bas Caraquet mais
je la voyais rarement.
Quand tu nous racontes
tout ça, on a l'impression que cette façon de vivre semble très
différente de la nôtre ? Peux-tu nous en dire un peu plus ?
En effet, vous avez
raison. C'est pour cela que je voudrais évoquer le métier de pêcheur.
Pour exercer ce métier, j'imagine qu'il fallait être très patient. Qu'y
a-t-il de plus relaxant que de voguer sur une mer au gré du vent ?
Cette façon de vivre
devait certainement avoir une influence sur le caractère et adoucir les
comportements. En temps normal, il n'y avait jamais d'urgence. De plus,
on avait tout le temps de penser à son affaire et peut- être de faire un
petit examen de conscience. On avait le temps de songer aux moyens à sa
disposition afin de régler les problèmes, au fur et à mesure.
À l'aube, les pêcheurs
partaient en espérant faire de bonnes prises, ils faisaient ce qu'ils
devaient faire, mais n'avaient aucun pouvoir sur les résultats.
Arrivés au quai vers la
fin de l'après-midi, ils se rendaient auprès du marchand qui les
attendait pour acheter leur précieux butin. Il y avait toujours dans
leur barge quelques poissons qu'ils rapportaient à la maison pour
nourrir leur famille, sauf si un autre menu plus alléchant était
annoncé.
Les gens qui habitaient
le petit village de Maisonnette avaient à peu près toutes les mêmes
préoccupations. Ils semblaient tous faire partie d'une grande famille.
L'entraide faisait partie
de la vie de tous les jours et personne jamais ne se couchait sans
avoir soupé. Un voisin avait certainement apporté quelque chose à
manger s'il avait senti que quelqu'un était dans le besoin.
Les familles qui
habitaient près de ma grand-mère étaient toutes très nombreuses, mais je
n'ai jamais entendu d'enfants pleurer ni se faire brutaliser. On
semblait avoir beaucoup plus de tolérance envers eux.
Tous ces gens vivaient
dans de petites maisons qui souvent avaient l'air de cabanes, sans aucun
luxe et avec le minimum de confort, mais tous avaient le sourire aux
lèvres.
Est-ce que tu jouais quelques fois avec ces enfants ?
Oui et j'aimais bien
cela. Ils ne voyaient pas souvent un phénomène comme moi arriver dans
leur petit patelin. Ils savaient par mes grands-parents quand
j'arrivais. Ils m'attendaient avec impatience. Comme j'y allais tous les
étés, ils me connaissaient. Pour eux j'étais vraiment de la grande
visite. J'étais aussi très heureuse de les revoir.
Naturellement, mes désirs
étaient toujours exaucés. Je n'avais qu'à dire que je voulais aller près
de la grève pour qu'aussitôt ce soit la destination de tous.
J'étais une enfant assez
turbulente, curieuse mais pas malfaisante du tout. Je voulais être
respectée mais je respectais aussi les autres. Je vérifiais toujours
avec eux si mon envie était aussi leur désir. Mais ils étaient tellement
heureux de voir un peu de changement dans leur vie qu'ils étaient
toujours d'accord avec moi.
Qu'est ce que vous faisiez ? Alliez- vous vous baigner ?
Je n'avais le droit de me baigner que si des adultes nous accompagnaient.
Aux heures où nous nous
rendions à la grève, la marée était toujours basse et nous aurions pu
faire des centaines de mètres avant d'avoir de l'eau par-dessus la tête
mais, pour des raisons que vous connaissez, la peur d'un accident était
toujours présente.
De plus, c'était difficile de s'y baigner car il y
avait beaucoup de petites roches qui nous piquaient les pieds. Comme je
n'y étais pas habituée, il me fallait quelques jours pour pouvoir courir
avec eux sur la grève.
Si tu ne pouvais pas te baigner, que peut-on faire sur une grève si en plus on ne peut pas courir?
Bien lorsque la marée
baissait, il y avait à peu près une dizaine de mètres de beau sable
doux. En regardant bien, on voyait de petites bulles d'air s'échapper.
Armé d'une petite pelle et d'une chaudière, on faisait la pêche aux
palourdes ou aux huîtres. C'était nouveau pour moi et je m'amusais
beaucoup.
Cependant, pour mes
petits amis, c'était encore une obligation. Chaque jour ils devaient
faire cette pêche pour arrondir un peu les montants reçus par la pêche
du père. Nous n'y mettions pas tous le même enthousiasme. Pour moi,
seule, la pêche était un jeu. Naturellement ils prenaient mon butin :
j'avais été avertie qu'il ne fallait ne rien rapporter, qu'il y avait
tout cela à la maison.
Tu ne dis rien de ta mère…Est-ce qu'elle aimait ces voyages autant que toi et ton père ?
Non elle ne s'y sentait
pas à l'aise. Elle avait développé un sentiment d'infériorité face à
eux. Elle n'avait pas eu la même instruction et je l'entendais quelques
fois en parler avec ses sœurs. Elle disait qu'elle n'était pas instruite
et elle avait l'impression que c'était écrit sur son front.
Elle trouvait ces voyages
toujours très difficiles. Ma mère était une belle femme, toujours bien
mise, pas richement, mais avec goût. Elle était aussi bien que les sœurs
de mon père mais elle se sentait toujours à part des autres. Pourtant
tous étaient très gentils avec elle. Aussi quand les trois semaines
prévues pour le voyage étaient terminées, elle était très contente de
faire les bagages et se préparer au retour.
Et toi, que faisais-tu d'autre durant tes vacances ?
D'aussi loin que je me
rappelle, j'aimais bien aller m'asseoir sur un rocher et entendre le
bruit de la mer. J'aurais pu demeurer là des heures, tranquille, bien
oui tranquille, à écouter le bruit des vagues.
Mon rêve serait de finir
mes jours près de la mer, j'ai l'impression qu'elle nous parle
constamment et que nous ne sommes jamais seuls près d'elle.
C'est avec un peu de nostalgie que j'évoque tous ces souvenirs aujourd'hui.
Nous entendons dire quelquefois qu'il faut vivre chaque instant intensément, comme c'est vrai !
Quand on est enfant, on
ne pense pas à cela …ni même quand on est un jeune adulte, ni même quand
on prend de l'âge. Mais le fait de me rappeler tous ces beaux souvenirs
me fait voir la justesse d'une telle affirmation.
Vous rendez-vous compte, mes chers amis lointains, du
ménage que vous m'avez fait faire dans mon cœur et dans ma tête en
m'obligeant à trouver un sujet qui répondrait à vos interrogations?
Quand j'ai commencé cette
démarche, je ne pensais pas mettre ainsi mon âme à nu, mais j'ai senti
en vous le désir de connaître autre chose, en restant fidèle à mes
souvenirs, pas toujours heureux; je vous ai respectés et j'ai parlé du
sujet que je connaissais le mieux, moi. Je l'ai fait en pensant que tout
cela pourrait vous aider personnellement.
Je ne suis pas un être
extraordinaire, je ne suis pas non plus une victime, mais un être comme
tous les autres qui a vécu des situations qui font partie de la vie
courante et qui en fait un être, comme chacun de vous, unique.
Ici, la maison qui nous a hébergé durant plusieurs vacances à Maisonnette et où je me sentais aimée
..............................................................
J'avais déjà écrit plusieurs chapitres de ma vie en tentant, ici et là, de donner quelques petites recommandations.
J'envoyai donc un message a Denis lui demandant si je
ne devrais pas arrêter ici, car nous étions rendus en février et je me
demandais si ça intéressait toujours les jeunes imaginant qu'ils
commençaient peut être à en avoir assez.
Je vous mets ici une partie de la correspondance.
……………………
Provin, le 17 février 1999
Chère Wilda...
Oui j'ai fait un peu le
vide suite au décès de ma grande amie, fait difficile à accepter. J'ai
pris des marches, je me suis aéré l'esprit, ça va maintenant.
J'air reçu tes photos... Dis donc,, je comprends que tu aies pu séduire... Ouah. !!!
Mais une chose m'inquiète... beaucoup..
Pourquoi veux-tu
t'arrêter là? Je trouve que ta vie vaut le coup d'être connue... Ne
t'inquiète pas pour mes gamins. Ils t'adorent et seraient déçus si tu ne
continuais pas... Je crois qu'ils seraient prêts à t'entendre... et ce
serait dommage de ne plus avoir de lecteurs aussi bienveillants que
nous... ( rires)
Alors, s'il te plaît, continue..
Au fait, avec ton texte
sur la violence, j'ai préparé un exercice sur "l'argumentation
explicative" pour mes grands élèves... sans doute ne connais-tu pas
cette catégorie de textes, mais tu es l'exemple parfait de ce que je
cherche depuis longtemps.
A la relecture de ton
texte, je me suis dit " : Voilà ce qu'il me faut..." J'avais l'habitude
de te lire, non pas comme une ressource pédagogique, mais comme une
tendre correspondance. Voilà que tu rentres désormais dans ma banque de
textes, dans mes démarches didactiques...
Je t'embrasse très fort...
Et surtout continue.
Ton ami Denis.
............................................
Au cours de la semaine,
il y avait eu un geste d'impatience de la part d'un enseignant envers un
élève et mes petits amis m'en avaient parlé.
Cela semblait les affecter beaucoup et ils me demandaient mon opinion.
Naturellement je ne
connaissais pas toutes les données et jamais je n'aurais pris partie.
J'ai plutôt tenté de dénouer l'impasse en leur écrivant un texte sur le
violence dans lequel je me mettais en cause.
Je ne me souviens plus
de la teneur de ce texte mais il tentait surtout de dédramatiser tout
cela. Apparemment à la suite de ce message, comme le dis Denis, cela a
aidé au moins certains élèves à verbaliser et ainsi canaliser leur
agressivité de façon positive.