Saint- Alexis-des-Monts
Tes parents sont venus te chercher comme prévu en juin pour aller en Mauricie ?
Ma mère seulement, mon père ne pouvant pas laisser son travail au beau milieu de la drave. J’ai appris pourquoi je n’avais pas eu beaucoup de courrier durant le printemps. Apparemment, il y avait eu beaucoup de neige. Comme ils étaient dans un petit chalet, au Pins-Rouges à quelque vingt kilomètres dans le bois, ma mère n’avait pu m’envoyer de courrier. J’ai accepté les explications en me disant que je verrais plus tard si ça se pouvait que le grand patron soit ainsi pris à l’écart de toute civilisation.
Le trajet en train de Normandin à St-Paulin, une petite paroisse avant Saint-Alexis des Monts, durait près de 12 heures. Le train s’arrêtait à Chambord et Shawinigan.
Là, soit des cages se rajoutaient, soit quelques-unes se détachaient du convoi. Certaines allaient vers le sud, d’autres, plus vers l’ouest; il y avait différents arrêts obligatoires et c’était assez long.
Naturellement, je ne suis pas longtemps restée en place et j’ai fait connaissance avec les autres voyageurs.
Comme je cherchais à m’informer de l’endroit où j’allais, le préposé aux billets m’a fait fâcher. Il me disait bien connaître le village où j’allais et que c’était au bout du monde. Il avait un peu raison, car j’ai su plus tard qu’un rang portait ce nom même du « bout du monde « . Ce contrôleur m’a dit aussi que ce patelin était si pauvre « qu’on ramassait les trottoirs pour ne pas se les faire voler le soir venu « .
Je riais en l’assurant que ce n’était pas du tout comme cela et si tel était le cas, ça ne me dérangeait pas. Il me prenait certainement pour une petite fille de la ville qui ne connaissait pas grand-chose de la vie. Il ne se doutait certainement pas que j’avais vécu dans des endroits où un trottoir aurait été un très gros luxe.
Comment s’est passée ton arrivée à St-Alexis des Monts ?
Mon père nous attendait à l’arrivée du train à St Paulin. Cela faisait plusieurs mois que je ne l’avais pas vu et il semblait bien content de nous voir arriver enfin. Nous sommes montés dans un petit camion rouge et nous avons fait plusieurs kilomètres sur un chemin sablonneux.
Arrivée à l’entrée du village, ça ressemblait à cela, je l’ai trouvé très beau. Nous arrivions sur une côte et tout en bas, se nichait un petit village entouré de montagnes.
Un peu plus loin en bas d’une autre côte, nous pouvions voir le clocher de l’église en face d’une croisée de chemin, c’était rassurant pour la petite fille que j’étais.
À la croisée, nous avons donc pris le chemin qui longeait le lac du village vers les Pins-Rouge. Ma mère m’avait dit que nous ne demeurions pas encore au village, mais que depuis qu’ils étaient arrivés, ils demeuraient dans un petit chalet au Pins-Rouge à encore quelque vingt kilomètres vers les hauts, dans la forêt.
Note : St-Alexis des Monts est situé à une soixantaine de kilomètres au nord de Trois-Rivières qui se trouve entre les villes de Québec et de Montréal.
Voilà ce qu’on retrouve aujourd’hui dans la publicité.
Le village de Saint-Alexis-des-Monts se blottit confortablement au creux des montagnes. Ayant préservé son cachet campagnard, il se niche dans un écrin de forêts profondes où dansent les rivières et se reposent les lacs. Servie avantageusement par une nature généreuse, la municipalité de Saint-Alexis-des-Monts est entourée d’au moins 600 lacs (400 avec appellation et 200 sans appellation), dont plusieurs sont ouverts aux amateurs de pêche et de plein-air, sans compter les pourvoiries et les infrastructures touristiques accessibles en toutes saisons. Dans cette nature à l’état sauvage, d’une beauté à couper le souffle, calme et volupté se confondent.
Sur le territoire de St-Alexis-des-Monts, nous pouvons retrouver plusieurs lacs, plusieurs rivières, dont une, la Rivière-du-Loup, qui doit facilement faire près de 90 kilomètres. C’est sur celle-ci que la drave se fait, car elle trouve sa source dans les lacs au fin fond des bois en descendant toujours vers St-Alexis jusqu’à Louiseville. On y retrouve aussi un grand parc régional. On peut y pratiquer plusieurs activités de grand air ; la pêche est sans contredit, la plus appréciée. Les richesses forestières et le tourisme sont les principales sources de revenus des résidents de ce beau petit village.
Étais-tu déçue de ne pas demeurer au village ?
Non, pas du tout j’étais habituée à aller dans le bois et comme j’étais avec mes parents, rien d’autre n’avait vraiment de l’importance. Enfin nous sommes arrivés. Comme je l’espérais, tout en bas d’une côte, en face du chalet, passait une belle petite rivière, la Rivière-du-Loup. Quant au chalet, sans être luxueux, il était très agréable. Il avait appartenu à d’autres patrons de la compagnie et il y avait plusieurs fenêtres où on pouvait admirer la nature a son naturel.
Enfin, une autre étape de vie commençait pour moi, pour nous en fait. J’y suis demeurée tout l’été. En arrivant, je n’avais pas remarqué qu’il y avait un autre chalet tout près de la route de gravelle. J’ai eu la surprise d’y retrouver un autre couple avec trois petites filles de neuf, sept et cinq ans. Naturellement, nous étions toutes très contentes de nous rencontrer. Elles avaient entendu parler de ma venue et m’attendaient avec impatience. Nous avons tout de suite fraternisé, comme seuls des enfants peuvent le faire.
T’est-il arrivé des aventures durant ton été ?
Il me semblait que cette saison avait été sans histoire, mais en y repensant bien, je crois que je vais vous parler de l’ours.
Hein il y a des ours chez vous ?
Bien oui! Une nuit, au petit matin, nous avons entendu un grand cri. Je me suis éveillée en me demandant bien d’où pouvait provenir ce cri. Mes parents aussi se demandaient ce qui se passait. Comme il faisait encore nuit, nous n’y voyions rien. Après avoir vérifié les portes et châssis, nous nous sommes recouchés.
Le lendemain, nous avons pu voir que la boîte de déchets en bois avait été fracassée et tout ce qui n’était pas mangeable était éparpillé un peu partout. Mon père et notre voisin se sont mis à la recherche de la bête qui avait pu faire un tel dommage. Cela n’a pas pris grand temps avant de découvrir les grosses traces de pas d’ours sur la terre humide. Voyant le danger que cet ours pouvait représenter pour nous tous, mon père et notre voisin ont décidé de faire un dépotoir mieux protégé. Il était situé assez loin des chalets. Pendant quelques jours, nous nous rendions porter les déchets au dépotoir. On nous avait assuré que le jour, l’ours ne se montrait pas.
Une bonne journée, j’accompagnais mon père et notre voisin dans la forêt. Les deux hommes parlaient ensemble et moi je suivais en regardant dans les feuillages pour voir si je ne trouvais pas de petits fruits sauvages. Je regarde un peu devant moi et je vois les hommes qui se dirigent vers la droite à une croisée de petits chemins. Tout à coup, je vois les arbres qui sont à ma gauche se plier … qui vois-je juste devant moi? L’ours debout sur ses deux pattes de derrière. Il était énorme.
Les hommes l’ont aperçu en même temps que moi. Tout s’est passé en une fraction de seconde. J’ai vu passer notre voisin, monsieur Chagnon, comme une flèche à mes côtés. Mon père et moi étions figés sur place, l’ours était toujours debout. Nous avons tous réalisé en même temps qu’il fallait déguerpir ; l’ours a eu aussi peur de nous que nous de lui.
Et boum ! boum! il est parti, on entendait les arbres craquer sous ses grosses pattes. Revenus au chalet nous étions en nage, mais heureux de nous en tirer à si bon compte.
Mon père se rendait enfin compte du danger que cette grosse bête affamée représentait. Elle ne se contentait plus de se promener durant la nuit, elle venait près des chalets le jour.
Avec l’aide d’autres bûcherons, ils ont décidé de faire un gros piège près du dépotoir en laissant un peu de nourriture afin de l’attirer. Deux jours plus tard, durant la nuit, nous avons su qu’il s’était pris dans le piège tendu. C’était effrayant de l’entendre hurler. Il s’était levé et se débattait de toutes ses forces en mugissant. Vous vous imaginez bien que ça n’a pas pris de temps … Je suis partie le voir. Il me faisait pitié. Je me bouchais les oreilles, mais j’entendais quand même ses cris pleins de supplications, de colère et de désespoir. Quelques hommes sont arrivés avec des fusils de chasse pour mettre fin à ses jours. Il s’était blessé dans le piège, cela aurait pu être encore plus dangereux pour des humains.
J’aurais préféré que cette histoire finisse mieux, mais cela fait partie de la vie et s’il demeurait en vie nous n’étions plus en sécurité nulle part.
Durant le même été, une famille avait été attaquée en plein jour. L’ours avait défoncé la porte de la maison et c’est de justesse que les enfants avaient été secourus par la plus vieille des petites filles. Elle avait eu la présence d’esprit de les faire monter au grenier pendant que l’ours se promenait dans la maison à la recherche de nourriture.
La fin de l’été s’est déroulée paisiblement après cette semaine de branle-bas.
As-tu eu d’autres aventures ?
De notre chalet, étant en assez haute altitude, c’était magnifique la vue que nous avions de cette rivière qui sillonnait allègrement emportant sur son passage quelques buches et billots pris dans les buissons lors du passage des draveurs. Cette longue rivière serpentait à son gré et se rendait jusqu’au Lac St Pierre à Louiseville après avoir passé le village de St Alexis et quelques autres.
Il y avait souvent des orages électriques et le bruit de la foudre qui traversait le ciel dans un bruit assourdissant faisait peur. On aurait dit que le son se faufilait sur le faîte des arbres comme un tambour. La pluie qui tombait abruptement sur le toit en tôle du chalet n’était pas non plus pour nous rassurer. Avant cela je ne m’étais jamais préoccupée de ces orages mais de voir ma mère aussi inquiète qui priait, qui tremblait en me prenant dans ses bras et qui pleurait me transmit cette peur irrationnelle et incontrôlable.
Il est vrai que nous étions, nos voisins et nous, assez éloignés du village et en pleine foret cela aurait été difficile de nous secourir si la foudre avait frappé le chalet. Il y avait sans doute des mécanismes de défense en cas de séisme et des paratonnerres étaient installés pour protéger la structure contre un coup direct de la foudre mais quand même.
Heureusement nous n’avons jamais été frappé par la foudre mais la peur de ma mère a durée pendant des années où qu’elle soit cependant dans ma nouvelle demeure au village je me sentais en sécurité.
Es-tu retournée à l’école à Normandin ?
J’étais prête à y retourner quand je me suis rendu compte que mes parents cherchaient un endroit pour me mettre en pension chez des gens du village. Mes parents m’ont alors fait comprendre que ça ne serait que pour quelques semaines, le temps de trouver un loyer qui répondrait à ce qu’ils recherchaient.
Ont-ils trouvé un endroit ?
Oui, je suis demeurée à deux endroits. Dans chacune de ces deux maisons, il y avait deux petites filles d’à peu près mon âge. Je ne me souviens plus pourquoi j’ai changé de pension dans un laps de temps aussi court, mais le fait est là. C’était encore de gros changements auxquels il fallait faire face. Une nouvelle école, habiter chez des gens que je ne connaissais pas, dans un endroit inconnu. Heureusement, à la fin d’octobre, nous avons tous déménagé au village. Enfin!
Tu n’étais plus pensionnaire alors ?
Non, je vivais comme dans un foyer normal. Mon père allait travailler, ma mère s’occupait à la maison, et moi j’allais à l’école du village. Le Couvent était tenu par les Religieuses des Filles de Jésus, qui donnaient l’enseignement. Encore là, les garçons et les filles étaient séparés.
J’étais à la cinquième année de mon cours primaire. Je trouvais cela difficile, car la méthode d’enseignement était différente. Je n’avais plus un horaire » coulé dans le ciment » pour faire mes devoirs. Je ne bénéficiais plus non plus de l’aide dont je disposais au couvent pour mes devoirs du soir. Je trouvais l’ambiance très différente.
De plus, dans ma nouvelle école, on donnait beaucoup plus de devoirs qu’à Normandin. Je trouvais cela difficile et je travaillais fort pour rejoindre les autres élèves.
Ce qui n’aidait pas non plus, c’est que la religieuse qui m’enseignait était tellement sévère et agressive avec certains élèves que bien vite j’ai commencé à la craindre. Lorsqu’elle m’interrogeait en me regardant droit dans les yeux, j’oubliais tout ce que j’avais appris. Les coups de règle sur les doigts, les tirages d’oreilles et les punitions faisaient partie d’une journée normale de classe. Chez les garçons, c’était pire.
Moi, je n’ai pas été malmenée, car je passais tellement de temps à préparer mes leçons et faire mes devoirs que je réussissais à m’en sortir. Mais je voyais les autres et ça ne me rassurait pas du tout. Quand cette petite sœur s’approchait trop, je me mettais, la majorité du temps, à saigner du nez.
Une fois que je devais réciter le verbe rendre, au fur et à mesure que j’avançais tous les élèves se sont mis à rire et la religieuse s’est avancée vers moi très en colère me demandant d’arrêter de faire ma petite comique, franchement je n’y comprenais strictement rien. Je grasseillais c’est-à-dire faire rouler les r et eux n’étaient pas habitués à parler de cette façon et ils pensaient que je faisais par exprès pour attirer l’attention.
Avec le temps j’ai compris que chaque région a sa propre façon de s’exprimer on appelle cela l’accent. Moi, par exemple, encore aujourd’hui je peux reconnaitre l’accent du Lac St Jean, de la Gaspésie, de Québec et quelques autres juste par les termes employés, la prononciation et les expressions. Il faut être fiers de ces différences qui apportent un peu de couleur a notre belle langue, le français.
L’atmosphère était bien différente du couvent où j’avais été heureuse, il fallait que je m’adapte à cette nouvelle réalité, probablement que si j’avais été moins insécure tous ces changements ne m’auraient pas autant perturbée.
C’est terrible, mais t’es-tu fait de nouvelles amies dans cette nouvelle résidence?
Oui, en majorité, les élèves étaient gentils avec moi. Pourtant le village était plus petit que Normandin et il y avait aussi moins d’activités.
Nous n’avions aucune parenté dans les alentours. Je crois que ma mère s’ennuyait au début, elle n’avait pas grand-chose à faire et ne sortait qu’avec mon père. Elle faisait des travaux manuels, couture et tricot, mais contrairement à moi elle n’aimait pas lire.
Après l’école, avant qu’il ne fasse noir, je pouvais jouer un peu avec mes voisines. Je n’avais pas la permission d’aller bien loin et après souper, je n’avais pas la permission de sortir.
Un samedi du mois de mai, il faisait très beau et j’étais assise sur les marches d’escalier. Je jouais de la guitare, du moins j’essayais de faire sortir des sons acceptables.
Tout à coup un garçon à bicyclette s’arrête devant moi, me regarde et me dit ; « C’est toi la petite fille neuve ? » Je le regarde en riant : « Tu veux dire la nouvelle ? » « Oui! » Dans un éclat de rire, car il était gêné, il me répond : « Je te trouve bien de mon goût, je vais te laisser grandir et ça va finir par une basse messe » Et il repart sur sa bicyclette en riant de bon cœur.
Ma mère avait entendu parler. Elle m’a rejointe sur le balcon en me demandant avec qui je parlais ; je lui ai répondu : « Ne vous en faites plus, je ne resterai pas sur les tablettes, je viens de recevoir ma première demande en mariage, (rire) !
Il s’appelait Jean, il avait 14 ans
Naturellement je ne pensais pas que 7 ans plus tard, il deviendrait mon mari et qu’après plus de 50 ans, nous serions encore ensemble. (Réellement cela a duré 62 ans).
Quand je repense à tous les changements auxquels j’ai dû faire face m’ont certainement aidé dans ma vie d’adulte car je m’adapte assez facilement.
À Normandin j’avais mes cousins, mes tantes et la parenté mais ici je me sentais très seule. D’un coin de pays a un autre, la façon de vivre est différente et on perd nos références mais il faut avancer quoi qu’il arrive.
Et à l’école, comment ça se passait ?
En 1948, je me préparais très sérieusement à ma communion solennelle et j’ai appris qu’à cette occasion, nous pouvions demander trois grâces et que nous étions certains qu’au moins une serait exaucée.
Je n’ai pas pris de chance, j’ai demandé :
1) d’apprendre à contrôler mes peurs.
2) de mieux les maîtriser
3) d’être plus épanouie en contrôlant mes émotions.
À cette occasion, ma chère grand-mère Joséphine, est venue expressément de Maisonnette pour cet événement important dans ma vie. Naturellement j’étais très heureuse de passer un peu de temps avec elle.
Ici avec mon amie Jeanne Mance
La communion solennelle est une étape importante dans la vie de jeunes adolescents catholiques. Nous prenions conscience que nous avancions vers l’âge adulte. Nous devions suivre une formation religieuse très intense ou il était souvent mention de péché, de purgatoire et d’enfer. Je trouvais que c’était beaucoup plus axée sur la crainte que l’amour de Dieu.
Je vous ai déjà parlé de mes peurs, cette réalité inquiétante, traumatisante qui me suivait à la trace. Je voulais l’apprivoiser, la comprendre, la contrôler et la maîtriser. Je me sentais plus forte et je me rendais compte que cette peur incontrôlée m’empêchait de rire de bon cœur, enfin, d’être mieux dans ma peau. On aurait dit que j’étais toujours en manque de quelque chose d’important dans ma vie mais je ne pouvais pas savoir pourquoi j’étais comme cela.
La peur est une émotion qui fait partie de notre vie; elle peut prendre différents visages et nous la rencontrons partout.
Une peur normale est bonne en un sens, car elle nous aide à nous protéger des dangers réels. Par exemple, si je n’avais pas assez étudié au cours du mois, j’aurais raison d’avoir peur d’échouer mes examens, cette peur étant justifiée et contrôlable.
Elle nous force de plus à agir, mais quand elle n’est pas contrôlée, elle nous empêche de faire bien des choses.
Je vous ai parlé de ma mère qui avait peur des orages électriques et quand ils arrivaient, nous étions toutes les deux comme des hystériques dans la maison. Franchement, nous avions peur d’avoir peur. Quand on se protège, que nous ne faisons pas d’imprudences nous devrions pouvoir contrôler nos peurs.
Eh bien, j’ai été exaucée à 99 %. Je ne sais pas si c’est la confiance, mais à partir de ce jour je pouvais me promener dans le noir, je n’avais plus peur des orages électriques, j’allais n’importe où et je fonçais.
Avant de paniquer, je me posais des questions sur les dangers réels et après examen je me rendais compte, la majorité du temps, que je n’avais pas à m’en faire autant. Vous savez la petite prière de la sérénité, eh bien je l’appliquais et ça marchait.
Il n’y a que le malaise exagéré que je ressentais envers mon père qui ne s’était pas effacé.
Est-ce que tu commençais à regarder « les petits gars », comme tu dis ? Parle-nous-en, ça nous intéresse.
Vous dire que je ne les regardais pas serait mentir. Comme je vous ai déjà dit, chaque fois que je sortais, j’étais certaine de voir arriver, pas loin derrière, mon Jean. Comme il demeurait à une croisée de chemins et que je devais nécessairement passer devant chez lui pour me rendre n’importe où dans le village, il me détectait.
Je pense qu’il devait avoir un radar comme celui que les policiers utilisent pour arrêter les automobilistes qui font de la vitesse sur les routes. En tous les cas, il avait du flair.
Comme il avait eu la douleur de perdre son père à l’âge de treize ans, vers sa quinzième année, il avait dû abandonner l’école pour gagner sa vie et aider sa mère. De plus il n’était pas tellement intéressé aux études. Bien entendu, si son père avait vécu, cela aurait été très différent.
Il était prévu qu’il ferait des hautes études comme ses sœurs. La plus âgée était religieuse, la deuxième professeure, la troisième travaillait déjà dans un hôpital, la quatrième était encore aux études pour devenir professeur.
Elle est devenue une religieuse enseignante finalement. Il avait de plus un frère de trois ans plus jeunes. Celui-ci avait été élevé en grande partie par les sœurs célibataires de son père.
À l’époque avoir un religieux ou une religieuse dans sa famille était ce que beaucoup de parents désiraient le plus. C’était très prestigieux et de plus on pensait que de ce fait, ils seraient sauvés. On parlait beaucoup du ciel et de l’enfer à ce moment-là.
Au point de vue monétaire, c’était difficile pour une famille quand un des parents décédait. Aujourd’hui, il y a de la sécurité pour les veuves, mais il n’y en avait pas à cette époque.
L’année qui a suivi ma demande en mariage s’est passée sans histoires extraordinaires. Nous avons déménagé dans un logement plus grand et plus beau, j’étais aussi un peu plus près de l’école.
J’avais monté de niveau scolaire et la religieuse était très gentille. Je me rends compte en vous disant cela, comment les mauvais souvenirs demeurent plus longtemps dans notre esprit, surtout, s’ils nous ont touchés.
La majorité des enseignantes que j’ai côtoyées était bien correcte et pourtant c’est celle qui était agressive avec les élèves dont je me rappelle le plus. Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais il me semble que j’entends souvent dire : « Les jeunes sont comme ça », « les vieux sont comme ça » « les Français pensent de cette façon, les Anglais, d’une autre » etc.
Je ne voudrais pas que vous pensiez que je veux discréditer le corps enseignant, mais comme j’étais au départ très émotive, la moindre violence me marquait beaucoup. Aujourd’hui de tels châtiments seraient intolérables et avec raison.
Ne t’inquiète pas Wilda… Nous te comprenons…
Bien sûr, il y avait de bons parents aimants et affectueux, et de très bonnes personnes partout. Cependant, les souvenirs qui me reviennent des choses que j’ai vues, que j’ai ressenties dans ma petite tête d’enfant, sont comme je vous les ai mentionnées. Une autre personne vous raconterait ses souvenirs et sa perception serait sans doute très différente de la mienne.
On te le répète Wilda, nous comprenons ce que tu nous expliques depuis tout à l’heure, on veut savoir si tu sortais avec les garçons.
Vous me faites rire et je me revois à votre âge, c’est exactement la question que j’aurais posée…
Vous savez dans mon temps, les rencontres entre garçons et les filles ainsi que leurs « fréquentations » étaient très différentes de ce que vous vivez aujourd’hui. Je dirais que dans mon cas c’était de la camaraderie entre étudiants.
Je vous ai dit déjà que les garçons et les filles étaient toujours séparés, partout, même le temps de la récréation n’était pas différent. Imaginez-vous, s’il avait fallu qu’on se parle au travers la clôture, péché !
De plus nous ne connaissions absolument rien de la vie et de ses mystères. Les parents avaient peur et voyaient du mal partout, et je crois qu’ici, je peux généraliser.
Mais nous, ce qui nous intéresse, c’est ce qui s’est passé après « ta demande en mariage ».
Bien, disons que j’ai laissé passer quelques mois. J’ai montré que j’étais assez indépendante. Je faisais voir que je ne prenais pas cette boutade trop au sérieux. Nous rencontrions les garçons à la sortie de l’école et je voyais très souvent passer Jean à bicyclette, seul ou accompagné d’un ami Jules.
Je les retrouvais aussi très souvent sur ma route. Coïncidences ?
La pire chose qui pouvait arriver à une fille, quel que soit son âge, était de tomber enceinte. C’était un scandale qui rejaillissait sur toute la famille. La jeune fille, bien qu’innocente, devait s’en aller au loin, souvent sans aucune aide. La majorité du temps, elle était reniée par sa famille et méprisée par son entourage.
Souvent cette pauvre fille avait été agressée ou violée, mais elle seule était montrée du doigt et subissait tous les tourments.
Comme si elle seule était responsable de ce qui lui arrivait ! On n’entendait rarement parler du père qui lui, « avait les pieds blancs », expression qui voulait à peu près dire ceci : il s’en tirait sans conséquence.
Si par chance la jeune fille était en amour, attendait un enfant, était majeure et que l’amant reconnaissait sa responsabilité, c’était alors le mariage précipité. Sa célébration se faisait quelquefois en plein milieu de la semaine, très tôt le matin et sans réjouissance, comme pour des criminels. Leur vie de couple partait bien mal, c’est tellement triste.
Naturellement, il n’était aucunement question que le jeune couple vive ensemble sans être marié, c’est probablement pour cette raison que le garçon s’esquivait si souvent lorsqu’il apprenait que la jeune fille était enceinte.
Les deux n’étaient pas toujours prêts à vivre ensemble toute leur vie parce qu’ils s’étaient accordé quelques privautés. Quand on se mariait, c’était pour la vie, pas question de séparation ou de divorce. Vous comprenez que le mariage faisait un peu peur.
Pour les mineurs, il fallait d’abord en parler et affronter les cris et les reproches des parents. Ensuite les amoureux devaient obtenir le consentement des parents pour se marier. Ils devaient de plus passer outre le mépris du village, alors, le mariage se faisait le plus tôt possible en toute intimité, dans la gêne.
S’il n’y avait pas de mariage, dans la majorité des cas, la jeune fille était expédiée à la ville, où elle devait chercher du travail, par exemple servante ou tout autre métier qu’elle pouvait trouver. Et ce, rarement dans de bonnes conditions. Elle était souvent exploitée par ceux qui l’employaient et devait travailler du matin au soir sans rien dire.
En plus de perdre tous les liens affectifs qu’elle avait dans son milieu de vie, elle devenait la victime d’une société qui n’était pas très tendre avec ces filles-mères, comme on les appelait.
Quand la fille mère réussissait de peine et de misère à rendre sa grossesse à terme, il y avait certains hôpitaux, dotés d’une crèche, qui accueillaient ces pauvres filles à la toute fin de leur grossesse. Elles bénéficiaient du minimum nécessaire et accouchaient la majorité du temps, seules, et dans les douleurs afin de payer pour leurs « péchés ».
Dans certains cas, aussitôt que l’enfant était né, sans même le montrer à sa mère, le bébé était transporté dans une autre aile de l’hôpital, qu’on appelait la crèche. On faisait alors signer les papiers d’abandon à la mère. En effet, très souvent, cette jeune maman n’avait aucun moyen de subvenir à ses besoins encore moins aux besoins de l’enfant et souvent elle ne savait pas ce qu’elle signait et les conséquences qui en découleraient.
L’avenir de la mère était alors fortement compromis : un jeune homme « bien » n’épousait pas une fille qui avait déjà eu un enfant.
C’est terrible quand on y pense, le sort qu’on faisait subir à ces filles innocentes. Elles qui avaient eu le malheur d’avoir fait l’amour une fois peut-être…
A mon époque, on ne parlait jamais ouvertement d’amour ou de sexualité. Nous n’étions pas du tout informés du processus. Nous ne savions pas comment on tombait enceinte, mais on nous disait de ne pas y tomber.
Vous allez rire de moi, mais je vais vous avouer qu’à seize ans, je ne savais pas comment on pouvait tomber enceinte. Sans doute pensez-vous que j’étais nounoune. Vous avez parfaitement raison, je l’étais.
Quand un de mes petits chums me donnait un petit baiser, et que j’y prenais du plaisir, eh bien, j’avais peur tout le mois d’être enceinte. Nounoune, donc et pas à peu près hein !
Il n’y avait bien sûr pas de moyens de contraception !
Très peu de moyens étaient connus ou alors, ils étaient hors de portée. La pilule anticonceptionnelle n’était pas encore sur le marché, je suppose. D’ailleurs, comment prévenir ce que plusieurs ignoraient ?
L’avortement pratiqué par des praticiens de la santé n’était pas accessible… Ce n’est pas une jeune fille jetée à la rue qui pouvait se permettre cette dépense, il y avait aussi la religion.
Il y avait cependant, des gens pas très recommandables qui pratiquaient de ces interventions dans des conditions inhumaines et sans aucune hygiène. Souvent la future mère qui recourait à ces « faiseurs d’anges » était charcutée et souvent y laissait la vie.
C’est terrible… Mais que devenait la jeune mère après avoir eu son bébé ?
Bien sûr, il y avait des parents qui aimaient leurs enfants. Ils étaient prêts à reprendre leur fille avec son bébé. Mais c’était là des exceptions. Pour celle qui n’avait pas voulu donner son enfant en adoption et voulait le garder, une vie très difficile l’attendait.
Il n’y avait pas comme aujourd’hui de sécurité sociale et les religieuses qui étaient en grande partie propriétaires de ces crèches acceptaient de garder le bébé en pension pour quelques semaines. Bien vite la jeune fille était au bout de ses ressources physiques et monétaires. Elle devait alors se résigner à signer l’acte d’abandon. J’imagine que bien des femmes de tous âges et de tous milieux ont été malheureuses toute leur vie. Elles ont vécu avec le remords d’avoir donné leur enfant. J’imagine que ce souvenir devait leur être présent à tout instant.
Plusieurs aimaient déjà le petit être qu’elles avaient porté. Je les imagine se rappelant la date d’anniversaire. Je les vois en train de rechercher dans les yeux des passants une ressemblance, un signe qui pourrait peut-être appartenir à leur fils ou à leur fille qu’elles n’avaient pas eu la chance de voir grandir.
Je ne savais pas toutes ces choses à votre âge. Mais c’est à la lueur de confidences de personnes à la recherche de leur mère ou de leur enfant que je peux aujourd’hui vous en parler. Je suis maintenant persuadée que la mentalité du temps, la religion et l’ignorance étaient en grande partie responsables de l’éducation sévère de ce temps. Les parents ne pouvaient pas donner ce qu’ils n’avaient pas eu, c’est-à-dire une liberté d’action, une spontanéité dans l’expression des sentiments et une confiance en soi.
Peut-être que dans les grandes villes, cela se passait différemment, mais dans un petit village où tous les gens se connaissaient, c’était comme cela.
Tous étaient au courant de tous les faits et gestes de leurs voisins. Les commentaires n’étaient pas toujours très charitables et allaient bon train. Je crois que le paraître était beaucoup plus important que l’être, on se préoccupait beaucoup de ce que les gens disaient.
À la lueur de tous ces renseignements, on comprend mieux l’attitude et la peur des parents face à ce qui aurait pu arriver à leurs jeunes filles.
Quelquefois, quand on est jeune, on ne comprend pas toujours ce qui se cache derrière ce qu’on croit être une sévérité excessive. On pense que c’est un manque d’amour, mais souvent, c’est tout le contraire.
Comme vous voyez, notre vie n’était pas plus facile que la vôtre, elle était différente de bien des façons et chaque génération a à vivre avec ses propres préoccupations.
Beaucoup plus tard, j’ai déjà eu des confidences de dames entre 40 et 60 ans qui étaient toujours mélancoliques et ne semblaient pas heureuses, elles faisaient du bénévolat dans mon service.
Elles font des recherches depuis des années, en vain. C’est triste d’entendre ces mamans qui ne trouveront pas la paix intérieure tant que les lois sur les adoptions ne changeront pas.
Un peu d’histoire
Le sort des filles-mères : Visitez les archives de Radio-Canada pour y trouver de bons reportages sur les filles-mères, les enfants de Duplessis, les enfants adoptés, etc.
Par exemple, une entrevue de Mme Michèle Tysseyre sur « Le sort des filles-mères », diffusée le 27 janvier 1970.
http://archives.radiocanada.ca/societe/criminalite_justice/clips/11040/
Les orphelins de Duplessis sont des enfants illégitimes, c’est-à-dire nés hors mariage. Pour comprendre leur histoire, il faut remonter à la source et saisir la mentalité d’une époque qui ne pardonne pas à une femme de donner naissance à un enfant sans être mariée. La jeune femme qui déroge à cette norme est dès lors considérée comme une déviante, pire, une pécheresse, et porte seule le fardeau de l’intolérance de la société à l’égard de la sexualité hors mariage.
En 1952, une thèse réalisée au département de service social de l’Université de Montréal par une Sœur de Miséricorde, S. Madeleine du Sauveur, révèle que sur 900 filles-mères âgées de 13 à 45 ans, 85 % d’entre elles ont confié leur enfant en adoption. L’enfant vieillissant à la crèche perd ses chances d’être adopté, les familles portant leur choix sur les nourrissons. Vers l’âge de 3 ans à 6 ans, le bambin est transféré de la crèche à l’orphelinat d’une autre communauté religieuse où il mène la vie de pensionnat : le jour, en classe et le soir dans un dortoir sous la surveillance d’une « mère de groupe ».
Ce sont souvent des vies brisées a jamais pour les qu’en dira-t-on, par l’intolérance et le manque d’amour.