Aube

Aquarelle de l'artiste peintre

Wilda Milot

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LES DOUTES DE MARIE 

Elle ne pouvait pas se mettre dans l'esp­rit des Fêtes. Même que les publicités extravagantes à la télévision lui faisaient presque lever le coeur et elle en était venu à les zapper dès les premiers mots suintants de l'annonceur. De lire dans le journal que les marchands commençaient à se plaindre du peu d'affluence dans les magasins lui avait fait plaisir. Marie savait bien que les gens s'abstenaient ainsi beaucoup plus pour des raisons économiques que parce qu'ils parta­geaient son dégoût pour les clinquants de Noël, mais ça la réconfortait quand même. Celles et ceux à qui elle en avait parlé estimaient qu'il s'agissait là d'une de ces bizarreries qui occupent parfois la tête d'une femme sur le point d'accoucher.

Si on lui avait laissé le temps de développer son idée, elle aurait pourtant fini par trouver les mots pour expliquer ce désarroi des dernières semaines d'une grossesse qui se compliquait. Ce Noël qui approchait en même temps que l'heure de la délivrance l'agaçait, en fait, moins que l'autre qui allait suivre cinquante-deux semaines plus tard, et où il y aurait un enfant d'un an ou presque qui partageait son éblouissement devant les couleurs de l'arbre décoré. Ce Noël-là la terrorisait à l'avance, et son malaise la portait tout naturellement à se caresser le ventre comme pour calmer celui qui l'habitait. Elle avait peur pour lui.

 

AU-DELÀ DES SOUS Son inquiétude était immense et atteignait parfois des proportions qui la troublaient. Même sa cousine Élisabeth avait dû reconnaître que son angoisse dépassait le souci légitime et normal qu'éprouve toute femme porteuse d'un enfant et lui avait conseillé de s'en ouvrir à son médecin traitant. Comme d'habitude, le médecin n'avait guère de disponibilité si ce n'était pour l'accouchement prévu autour du 25, l'avant-veille de son départ pour la Martinique. Mais la gêne aurait de toute façon paralysé Marie au milieu de son récit et elle avait préféré se réfugier dans la prière. Elle passait des heures complètes dans une sorte d'extase. Ses soucis partaient d'une préoccupation matérielle pour le bonheur de cet enfant à naître. Quand elle le tiendrait dans ses bras à admirer les lumières et les décorations se refléter dans ses yeux et à le retenir quand l'excitation le pousserait à vouloir saisir le sapin tout entier, y aurait-il de quoi manger dans le réfrigérateur, l'appartement serait-il chauffé adéquatement, trouverait-on des cadeaux pour lui sous l'arbre? Après tout, les nouvelles confirmaient que plus personne n'était à l'abri d'une situation économique qui se détériorait. Elle-même, avant son congé de maternité, avait dû accepter la semaine de quatre jours comme caissière à la quincaillerie, et Joseph, son conjoint, payait très cher le fait d'avoir déserté l'école sans une formation qui lui aurait garanti un revenu minimum décent. Avec les coupures annoncées à l'assurance-chômage et à l'aide sociale, le filet de sécurité se rétrécissait sous leurs yeux, et peut-être qu'il n'en resterait plus du tout quand l'enfant sera grand.

LE MONDE

Mais Marie avait, dans ses peurs, franchi le mur de l'argent du bien-être concret. Comme toutes les mères, elle ne doutait point de l'intelligence, de la débrouillardise et de l'habileté de celui qu'elle allait mettre au monde et aurait parié sa vie que le jeune homme allait briller de tous ses feux et saurait toujours bien vivre. Elle n'était donc pas inquiète de lui, mais elle l'était pour lui quand elle réfléchissait à l'était du monde dans lequel il allait entrer. Deviendrait-il, lui aussi, un de ces êtres qu'on décourage? En ferait-on un jour un soldat? Trouverait-il, dans les drogues qui abondent, dans le cynisme qui domine, dans la malhonnêteté qui se répand, une solution à une vie plafonnée depuis son berceau? Répondrait-il à l'abus par l'abus, en se vengeant indifféremment sur une femme ou un enfant? Y aurait--il encore des écoles où l'éducation de l'âme existe? Voudrait-on encore le soigner quand il serait malade? La télévision servirait-elle à le crétiniser? Les ordinateurs et les satellites détruiraient-ils l'homme en lui pour en faire un robot? E lle eut, la dernière nuit avant l'accouchement, le pire des cauchemars. Elle voyait son fils parvenu à la trentaine, au sommet de sa gloire. Des amis l'entouraient et l'adoraient. Tout le monde reconnaissait ses qualités de meneur, les foules accouraient pour l'entendre parler d'amour, il ne pensait qu'à guérir ceux qui souffraient. Jamais il n'aurait blessé un de ses semblables, et sa maison était un refuge pour quiconque en avait besoin. Mais il dérangeait ainsi l'ordre établi de l'hypocrisie. Un jour, quelqu'un le trahissait, on lui faisait un simulacre de procès. Et cet être si paisible était torturé et mis à mort. Quand elle se réveilla, toute en sueur, Marie avait encore en tête la dernière image de l'horreur; son enfant mourait sans qu'elle ne puisse le tenir dans se bras. Elle accoucha le lendemain. L'enfant était beau comme un dieu.

Conte de Noël, par Claude Charron,

“7 jours, le Grand Magasine”

Vol. 7, No 8 - 30 décembre 1995

 

 

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